Compositeurs contemporains

Valentin Silvestrov (1937-), compositeur ukrainien

En dépit d'un régime politique répressif, y compris dans le domaine des arts, l'Union Soviétique a dominé le 20ème siècle musical. Quatre noms suffiraient à la démonstration - Stravinsky, Prokofiev, Schostakovitch et Schnittke - mais ce serait sans compter une légion de musiciens, de moindre envergure certes, mais qui ont contribué à entretenir un niveau d'ensemble sans égal dans le reste du monde, à cette époque.

Curieusement, il a suffi qu'explose cette union forcée d'états plus ou moins disparates pour que son hégémonie s'effondre, ne laissant subsister que des talents isolés. Comme quoi, la liberté de créer peut devenir inutile quand on n'a plus rien de vital à exprimer. Valentin Silvestrov est l'un des représentants les plus attachants sinon talentueux de la vieille garde russe, ... pardon ukrainienne.

Silvestrov jeune
Silvestrov jeune
Silvestrov âgé
Silvestrov âgé

A moins de n'être pas physionomiste, vous aurez certainement remarqué que les deux photographies ci-contre représentent le même homme, à deux époques de sa vie. Pourquoi deux photos, me direz-vous? Il se fait que ces deux Silvestrov ont écrit des musiques très différentes.

Après un court départ néo-classique, Silvestrov osa braver les interdits officiels, au début des années 1960, composant dans un idiome (post)sériel, agrémenté de procédés à la mode en Occident à cette époque : pointillisme, bruitages, techniques aléatoires ou électro-acoustiques, etc. S'il espérait échapper aux ukases du régime, après tout Kiev, sa ville natale, semblait bien éloignée de Moscou, c'était raté : il se fit immédiatement exclure de l’Union des Compositeurs soviétiques; autant dire qu'il était condamné au chômage technique.

Ce qui le sauva, c’est la reconnaissance précoce de son talent exceptionnel par les milieux occidentaux, stimulés à l’idée d’aider un dissident : sa monumentale 3ème Symphonie n’a-t-elle pas reçu le prix de la fondation Koussevitzky, au lendemain de sa création, en 1967 ? Du coup, l’URSS récupéra Silvestrov à des fins de propagande comme elle avait déjà été contrainte de le faire avec Dimitri Schostakovitch. Elle finit par consentir à ce qu'il s'exprime, à partir des années 1980, dans le cadre de manifestations musicales "alternatives" organisées à Moscou (1989 et 1995), Ekaterinburg (1992), St. Petersbourg (1994) et Kiev (1998). Il avait gagné son pari.

Il est vrai que le musicien avait entre-temps mis de l'eau dans son vin. Vers 1970, il entreprit une longue réflexion sur le sens de la musique et il acquit la conviction que le moment était venu de sortir du ghetto de l’avant-garde. On mentionne habituellement Drama, pour violon, violoncelle et piano, comme l'œuvre charnière mais il me semble qu'elle conserve encore plus qu'un pied dans le système sériel. Ce n'est qu'à partir de 1972 que le compositeur a adopté un nouveau mode d'expression qu’il ne quittera plus. Le catalogue de ses œuvres se partage donc en deux parties (voire trois si l'on considère les oeuvres de prime jeunesse), aux styles radicalement différents.

Première manière

On a difficilement accès aux œuvres des périodes néo-classique et sérielle, certes publiées mais rarement enregistrées. Une explication possible pourrait être que ces œuvres ne trouvent plus franchement grâce aux yeux de leur auteur : le fait est qu'il a entrepris d'en réviser certaines afin de les rendre plus conformes à sa nouvelle esthétique. Tel est le cas des oeuvres suivantes :

Naïve Music (1954, rev. 1993), Musica Lontana (1956, rev. 1993), Intermezzo (1956, rev. 2000), Nocturne (1957, rev. 2000), Bagatelles (1958, rev. 2000) - Ecoutez la jolie deuxième ! - , Sonate n°1, pour piano (1960, rev. 1972), Symphony No. 1 (1963, rev. 1974), Drama (1970-71, rev. 2002).

Les symphonies n°1 (1963) et n°2 (1965) sont courtes, ne proposant qu'un seul mouvement. La deuxième particulièrement n’est symphonique que dans le sens étymologique de "sonner ensemble". Son langage est clairement dans la mouvance de ce qui s’écrit, à l’Ouest, à la même époque.

La 3ème "Eschatofonie" (1966) a fait sensation lors de sa création, au Festival d'Avant-Garde de Darmstadt, en 1968, remportant le prix Koussevitzky. Un enregistrement dirigé par Bruno Maderna existe mais je doute qu'il trouve grâce d'emblée à vos oreilles. Ne désespérez pas cependant.

Seconde manière

Aujourd'hui, Silvestrov est essentiellement connu pour le style, immédiatement reconnaissable, qu'il cultive depuis les années 1970. Il est fait de lambeaux de phrases nostalgiquement étirées et évoquant un passé classico-romantique irrémédiablement révolu : des bribes - mozartiennes, schubertiennes ou mahlériennes - infiniment diluées dans un espace sonore affranchi de toute pesanteur. Deux œuvres illustrent parfaitement cette atmosphère très particulière :

  • La 5ème symphonie, sans doute son chef-d'œuvre symphonique. Préférez l'enregistrement Sony , dirigé par David Robertson : outre sa qualité intrinsèque, il offre un bonus de choix, le merveilleux Postludium de 1984 dont voici deux extraits, le début (un excellent test pour votre installation Hi Fi !) puis le début de la fin , romantique à souhait. D'autres Postludes ont été enregistrés chez Brillant par Alexei Lubimov et l'ensemble Musiques Nouvelles, dirigé par Jean-Paul Dessy.
  • Le Requiem pour Larissa, l'épouse décédée. On sait qu'aucun musicien n'a jamais triché dans l'écriture d'un requiem : tous puisent au meilleur de leur inspiration et c'est encore le cas ici. La cinquième partie, Agnus Dei , particulièrement réussie, crée un espace sonore irréel où flotte, en apesanteur, une musique jamais écrite par Mozart.
Caspar David Friedrich
Caspar David Friedrich

J'ai tenté, en vain sans doute, de trouver un équivalent pictural à cette musique de fin du monde. Je (re)pense immanquablement à un paysage incomplètement ruiné où la beauté vaguement angoissante des vestiges entretient cependant une lueur d'espoir. J'ai finalement opté pour une oeuvre souvent présentée du peintre romantique allemand, Caspar David Friedrich (1774-1840), que vous ne trouverez dans aucun musée pour la mauvaise raison qu'elle fut détruite lors des bombardements alliés sur Berlin en 1945, tout un symbole.

Deux labels discographiques se sont particulièrement investis dans la diffusion de l’œuvre de Silvestrov. L'un, ECM, est bien connu des amateurs mais l'autre, Megadisc, un label anversois, l'est beaucoup moins (Cherchez Silvestrov et suivez l'état des parutions).

La plupart des œuvres importantes de la seconde manière ont été enregistrées, telles les Symphonies n°4 (1976), n°5 (1982), n°6 (1995), n°7 (2007) et n°8 (2013), la Symphonie pour Baryton et Orchestre "Exegi Monumentum" (1987), la Symphonie "Méditation" (1972), Quiet Music pour cordes, le Concerto Dedication, pour Violon et Orchestre (1991) (Dédié à Gidon Kremer, qui l'a créé), Métamusique, pour Piano et Orchestre (1992), Epitaph (1999), Sérénade automnale (2000) - dont le premier mouvement est un authentique tango ! - et Der Bote (Le Messager) (1997).

La musique vocale se partage entre le Chant accompagné (Cantate (1973), Mélodies simples (1974 rev. 1981), Stille Lieder (1977), Stuffen (Degrés) (1982 rev. 1998), Ode to the Nightingale (1983)) et le Chant a capella (Dyptich (1995), Sacred Songs (2005), Alleluja (2006), Psaumes de David (2007)). Dans tous les cas, l'atmosphère est sereine, magique et intemporelle.

Rayon musique de chambre, le Quintette de 1961 - une œuvre qui a révélé le compositeur aux connaisseurs de la première heure - n'a apparemment pas été enregistré. Sont, par contre, disponibles, Drama pour trio à clavier (1970), la Sonate pour Piano et Violon Post Scriptum (1991), la Sonate pour Violoncelle et Piano (1983), Fugitive visions of Mozart, pour trio à clavier, et des Postludiums pour formations variées (Postludium n°3, pour violoncelle & piano). Trois courts Quatuors à Cordes, enregistrés chez Etcetera, complètent le catalogue (Quartetto Piccolo (1961), n°1 (1974), n°2 (1988)).

Silvestrov excelle dans les pièces relativement courtes pour piano solo : Sonates (n°2, 1975), Musique Kitsch (1977), Ustnaya Muzyka 1 & 2 (1999), Hymn (2001) et quantité de pièces isolées, rassemblées dans des récitals épars, tel celui de Jenny Lin, paru chez Hänssler.

On a dit de la musique de Silvestrov qu'elle était l'épilogue ultime du grand romantisme. Qu'il soit bien clair que cela ne signifie nullement que le compositeur soit un romantique attardé : si son écriture emprunte la gestuelle romantique, elle le fait dans le cadre d'un langage réinventé et hautement personnel.

Ce langage n'est pas exempt de tics d'écriture dont une lenteur systématique qui relègue volontairement le temps au rang des paramètres accessoires. Le procédé a ses limites et on ne conçoit guère que Silvestrov puisse faire école : c'est en ce sens qu'il incarne la fin d'une époque stylistique.

Silvestrov a des idées extrêmement précises sur la façon dont sa musique doit sonner et ses rapports avec les interprètes ne s'en trouvent pas facilités. Jouer la musique de Silvestrov n'est, de fait, pas une mince affaire et le grand violoniste Gidon Kremer, un défenseur de la première heure cependant, n'a pas hésité à exprimer son désarroi lors de la création du concerto qui lui était dédié. La partition est, en effet, surchargée d'indications qui captent l'attention de l'interprète scrupuleux au-delà du raisonnable, rendant impossible toute forme d'abandon expressif. Voilà qui entre en conflit avec l'essence-même de cette musique qui base son pouvoir de persuasion sur l'épanchement (post)romantique. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas la première fois que des divergences naissent entre compositeur et interprètes et le temps finit, comme toujours, par faire œuvre de conciliation.

Silvestrov est encore trop peu connu des milieux occidentaux, même professionnels. Sa musique symphonique est rarement programmée au concert : c'est incontestablement une lacune qu'il faudrait combler. Seuls quelques studios d'enregistrements (et, pour ce qui concerne les archives soviétiques, des sites-pirates d'origine russe, désolé mais c'est la triste vérité) ont rempli leur mission, preuve, s'il en fallait encore, qu'on ne peut décidément se passer d'eux.