Faits divers

Un hommage à Pierre Boulez

Pierre Boulez jeune
Le même homme ?
Pierre Boulez âgé
Pas si sûr !

On meurt beaucoup de ces temps-ci, pourtant l'hiver ne semble pas plus rude que de coutume. Les fans de pop music regrettent David Bowie, les québécois réservent des funérailles nationales (!) au mari-impresario de Céline Dion et les amateurs de "grande musique" déplorent la disparition de Kurt Masur et de Pierre Boulez.

Incompétent, je ne m'étendrai pas sur l'héritage de Bowie dont je n'ai jamais connu le tube Heroes qu'au travers de la métamorphose symphonique réalisée par Philip Glass dans sa Symphonie n°4, d'ailleurs pas sa meilleure, loin de là.

J'apprécie l'agilité et la grâce de (la voix de) Céline Dion et j'espère que le Québec lui rendra le même hommage qu'à son époux. Ce ne serait que justice mais cela dit rien ne presse.

Kurt Masur a été célébré comme l'un des derniers représentants de la grande tradition symphonique pangermanique. Je vous invite à le retrouver dans un répertoire trop peu fréquenté, les 13 Poèmes symphoniques de Franz Liszt (Orpheus, Tasso, Mazeppa, ...), un compositeur dont il a enregistré l'oeuvre symphonique (Une réalisation à prix doux dont je ne garantis pas qu'elle soit la meilleure mais le choix est inexplicablement restreint; pour le même prix, comparez tout de même avec Haitink). Le voici encore accompagnant la virtuose (et ravissante) Yuja Wang dans le Concerto n°1, pour piano, de Mendelssohn.

Quant à Boulez qui va nous occuper, les gazettes réputées intellectuelles, Le Monde et Le Nouvel Observateur, en ont publié deux portraits bien ficelés auxquels je ne peux rien ajouter d'intelligent. Les stations radio-télévisées ont été plus laconiques, accompagnant l'hommage au compositeur d'extraits maladroitement choisis, tel un fragment de la Sonate n°2 pour piano. On aurait voulu gommer, par l'exemple musical, tout le bien qu'on penserait de son auteur qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Cette chronique n'a d'autre but que de réparer ces erreurs grossières et de vous aider peut-être à découvrir une oeuvre réputée inaccessible. C'est mon hommage personnel, admiratif et critique quand il le faut, évidemment ce n'est que mon avis !

Pierre Boulez (1925-2016) n'a pas eu droit à des funérailles nationales. Il vivait retiré à Baden-Baden, en Allemagne, à moitié fâché avec les pouvoirs français qui n'avaient pas adhéré à tous ses projets. Comme toujours lorsque quelqu'un disparaît, on le pare machinalement de toutes les qualités, un rituel qui dans le cas présent ne lui a pas forcément rendu le service attendu. On a loué sans nuance l'homme, le pédagogue, l'analyste et le chef mais bien plus timidement le compositeur, tant et si bien qu'au bilan, je crains fort qu'on ait enterré avec lui ce à quoi il tenait le plus, sa musique.

  • L'homme ne s'est pas fait que des amis pendant sa longue vie, il a d'ailleurs tout fait pour qu'il en soit ainsi. Il s'est brouillé avec Pierre Schaeffer, John Cage, René Leibowitz et son ministre de tutelle de l'époque, André Malraux, à qui il n'a jamais pardonné de lui avoir préféré Marcel Landowski pour gérer la vie musicale française. L'insolence étant le privilège de la jeunesse, Boulez ne s'est guère privé d'invectiver en des termes impossibles à citer tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. Pourtant, avec le temps qui a passé et les honneurs qui ont plu, surtout à l'étranger, Boulez s'est civilisé et humanisé à bien des égards. Les photographies en en-tête ne sont-elles pas éloquentes, le jeune homme imbu de lui-même ayant progressivement fait place à un sage au regard nettement bienveillant. Ses élèves de la deuxième génération ont apprécié un professeur exigeant mais patient et attentionné. Le voici en "masterclass" de direction d'orchestre, les aidant à déchiffrer Le Mandarin merveilleux de Bartok (démarrer en 2:00).
  • L'analyste et le pédagogue n'ont jamais été contestés tant ils se sont imposés avec la force de l'évidence. La première génération de ses élèves a bu ses analyses musicales mais elle s'est laissée abuser par leur pouvoir de persuasion que le dogme sériel était la seule issue possible au problème du modernisme d'après-guerre. Webern était le Dieu de Boulez, il entendait être son prophète et tous les autres ne pouvaient être que des disciples. Cet enseignement dirigiste a naturellement influencé la jeune génération française d'après-guerre au point de la stériliser à peu près complètement. J'ai déploré par ailleurs (Musique 2001) cet abus de pouvoir et à la relecture, je ne vois rien d'essentiel à y changer.
  • Le chef
    Le chef
    Le Chef a compté parmi les plus grands au 20ème siècle et pour cette fois tout le monde tombe d'accord, y compris ses collègues, Daniel Barenboim et Simon Rattle. Au début de sa carrière, Boulez a été amené à diriger un peu n'importe quoi : le label Columbia a conservé des enregistrements dévoilant un chef peu à l'aise voire carrément à contre-emploi (CD31 : Water Music de Haendel !). Pour ce que nous en savons aujourd'hui, seuls les enregistrements ultérieurs (DGG et Sony) comptent véritablement. Boulez a d'abord trouvé sa voie dans le répertoire très ciblé du premier modernisme, Debussy (Images), Ravel (Le Tombeau de Couperin), Messiaen (Chronochromie), tout Bartok des années folles (Le mandarin merveilleux) et, plus surprenant, le Concerto pour orchestre, un certain Stravinsky (Le Sacre et Renard, naturellement, mais aussi ... Pulcinella). Installé en Allemagne, il se devait d'honorer le répertoire d'Outre-Rhin, ce qu'il a réussi dans un créneau tout aussi étroit, Wagner (Un Ring mémorable - ici la Walkyrie - mis en scène à Bayreuth par Patrice Chéreau), Mahler (Les symphonies, n°7, n°10 adagio), un peu de Bruckner (Symphonie n°8), le Schönberg postromantique (Verklärte Nacht) ou radical (Variations pour orchestre) et les élèves Berg (Wozzeck) et surtout Webern. De ce dernier, il a enregistré une intégrale essentielle, en 6 CD, pas uniquement réservée aux amateurs. Tout n'y est pas hors d'atteinte et Boulez a eu le bon goût d'enregistrer les oeuvres de jeunesse dont la Passacaille, opus 1, qui débute cet enregistrement. Cette interprétation très analytique ne connaît qu'une seule concurrence, celle étonnamment lyrique de Karajan.
  • Le compositeur
    Le compositeur
    Le compositeur n'a, à ce jour, convaincu que les 0.01% de la population acquis à sa musique de naissance. Les 99.99% restants, déjà en difficulté à l'écoute de la musique de Schönberg, ne sont ni prêts à (ni près de) lui consacrer le temps d'écoute nécessaire pour réviser leur (absence de) jugement. Sincères ou convenus, les hommages adressés au compositeur se heurtent tous à la difficulté de convaincre l'auditeur présumé du potentiel de cette musique. La plupart des mélomanes attendent d'une musique qu'elle entre en résonance avec leurs émotions personnelles. Celle écrite par Boulez ne le fait volontairement pas, privilégiant la syntaxe à la sémantique avec une virtuosité réelle mais narcissique. Elle obéit à une logique interne où toute émotion est consciemment absente comme s'il s'agissait de proposer la démonstration la plus élégante d'un théorème difficile et tant pis si elle est hermétique. Reste une recherche sonore élaborée à laquelle seule une interprétation irréprochable peut rendre justice. Boulez qui s'est maintes fois plaint que les interprètes ne prenaient pas soin de son oeuvre a naturellement voulu montrer l'exemple. Sous sa direction, Le Marteau sans Maître fait sens, sinon il rebute.

Boulez a peu composé, une trentaine d'oeuvres qu'il a voulues parfaites; qu'il ait atteint son but est une autre affaire. Il a fait partie de ces musiciens typiquement français (Dukas, Chausson) qui ont détruit sans pitié tout ce qu'ils jugeaient indignes. Il a souvent remis sur le métier des oeuvres antérieures, non pas qu'ils les jugeaient ratées - il les aurait détruites - mais plutôt qu'il leur trouvait un potentiel nouveau. Ces révisions perpétuelles ont souvent retardé la publication d'oeuvres nouvelles et le Concerto pour violon commandé par Anne-Sophie Mutter n'a, de ce fait, jamais vu le jour.

J'ai retenu trois partitions pouvant vous servir d'entrée en matière. Ecoutez-les en prenant votre temps, à petites doses s'il le faut pour débuter, puis revenez-y et convenez (au moins) que c'est du très beau travail, qu'il mérite le respect que l'on doit à tout artisan sinon l'admiration que l'on réserve aux artistes véritables.

"Notations" fut le résultat d'une commande de Daniel Barenboin alors qu'il dirigeait l'Orchestre de Paris. Jamais pressé de répondre à ce genre d'invitation, Boulez finit par trouver une motivation dans la refonte et l'orchestration de 12 courtes pièces, pour piano, écrites à l'époque de ses études dans la classe d'Olivier Messiaen (1945). Cinq pièces ont été amplifiées et finalisées, en 1980, que voici dans l'interprétation remarquable de l'Orchestre de la Radio de Francfort (Notations I, III, IV, VII et II). L'ordre suit une directive du compositeur, permettant l'alternance des tempi. Commencez par Notation III (en 3:50) puis enchaînez avec Notations IV (en 8:12) et VII (en 10:25), celle-ci luxuriante, ne vous ais-je pas dit qu'avec le temps Boulez s'était assagi ? Les Notations V-VIII ont été commandées par l'orchestre symphonique de Chicago, mais seule Notation VII a été publiée en 1997.

Le Livre pour Cordes (Oeuvre magistrale finalisée en 1989) est un travail du même genre, exécuté à partir du Livre pour quatuor à cordes, composé en 1949. Vous serez étonnés d'entendre une musique introspective, à mille lieues des éclats sonores chaotiques auxquels on a souvent assimilé la musique du compositeur.

Anthem 2, pour violon et dispositif électronique, est une oeuvre récente (1997) qui concrétise l'intérêt que Boulez portait aux capacités de l'ordinateur à générer des sonorités hors de portée d'un ensemble instrumental classique (Tout est beau dans cette oeuvre mais si vous êtes pressés, ne manquez pas le merveilleux passage commençant en 4:27).

Si, comme je l'espère, vous avez commencé à apprécier cette musique exigeante mais gratifiante, alors vous pouvez poursuivre avec trois oeuvres qui demeurent accessibles : Dérive II, Rituel et Répons. Je ne vous entraînerai pas au-delà car je déforcerais ma démonstration et ce serait contraire à mes intentions : Structures I & II, pour deux pianos, distille un ennui mortel et désolant et je ne reviens pas sur la Sonate n°2, pour piano, dont la complexité rythmique est impossible à suivre par le commun des mortels dont je fais hélas apparemment partie.

Boulez aurait sans nul doute jugé cette chronique inutile et blasphématoire, estimant qu'un génie de sa trempe n'a cure qu'on le conteste ni besoin qu'on le vante. Au risque de l'offenser davantage, je pense, au contraire, que c'est plus que jamais nécessaire si l'on veut que quelques pourcents de mélomanes viennent rejoindre les 0.01 seulement acquis à sa cause. Sans quoi je craindrais fort que Maître Pierre meure une deuxième fois, ce qui serait désolant.