Sans Bach, la théologie serait dépourvue d'objet, la création fictive, et le néant péremptoire; s'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu. (Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume)
Bach sollte nicht Bach, sondern Meer heißen. (Ludwig van Beethoven)
Imaginez que vous soyez condamné(e) à l'exil sur une île perdue et que vous n'ayez le choix que d'une seule sorte de nourriture, que choisiriez-vous : du pain ou des gâteaux à la crème ?
Les Cantates de Bach, c'est comme le pain : on ne s'en lasse pas. 209 partitions complètes nous sont parvenues, incontestablement de la main du Maître. Elles sont isolées ou rassemblées en cycles, pour tous les dimanches de l'année et les jours de fêtes du calendrier liturgique. D'autres sont d'attribution incertaine. Dans le catalogue des œuvres de Bach, établi par Wolfgang Schmieder, elles portent les premiers numéros BWV (Bach-Werke-Verzeichnis). Ce catalogue est thématique : il regroupe les œuvres par thème, sans se préoccuper de leur date de composition.
La structure des cantates est relativement invariable : elles peuvent comporter une sinfonia instrumentale en guise d'ouverture, des récitatifs courts sur des textes de l'évangile, des airs pour soliste(s) accompagnés (flûte, hautbois, violon, violoncelle, cordes réunies, etc.) et des chœurs. L'un ou l'autre choral luthérien, chanté par le chœur, ponctue chaque partition et souvent la termine.
Il n'est pas facile de prospecter cette oeuvre immense. Le label suédois, BIS, a longtemps proposé l'écoute gratuite des plages de "sa" version Suzuki, sans doute la meilleure disponible actuellement (Quel autre label en aurait fait autant ?). Cette générosité s'expliquait sans doute par le coût de chacun des enregistrements distillés au compte-gouttes (Une vingtaine d'euros la pièce, et il y en a 55 !). Depuis 2016, un coffret a été édité, disponible pour le prix raisonnable de 200 euros et mettant fin à la mise en ligne continue gratuite. Vous pouvez cependant encore profiter d'une écoute discontinue, interrompue toutes les 30 secondes, sur le site officiel de BIS.
Les mots manquent pour décrire les trésors que ces cantates recèlent et je m'en tiendrai, d'emblée, à quelques exemples choisis au hasard, essayez de les retrouver :
La qualité musicale de cet ensemble majeur pose au discophile peu fortuné le problème cruel de choisir donc de renoncer. A côté d'intégrales diversement coûteuses - elles exigent tout de même de l'ordre de 60 CD ! - il existe des sélections plus ou moins judicieuses qui font courir le risque de doublons tant elles ont tendance à se concentrer sur quelques cantates célèbres :
Que l'on opte pour une sélection ou pour une intégrale, le problème de la qualité de l'interprétation se pose avec acuité. L'interprétation des œuvres de Bach a beaucoup évolué en 50 ans, bénéficiant des acquis du mouvement baroqueux, initié dans les années 1960. Ce mouvement se caractérise par un recours à de petits ensembles d'instruments anciens, originaux ou copie d'originaux, et surtout par une technique de jeu complètement déromantisé qui privilégie la netteté des attaques et des articulations. L'idée qui l'anime est de retrouver, autant que faire se peut, la sonorité de l'époque.
Le courant baroqueux connaît plusieurs tendances plus ou moins dures qui revisitent tant les aspects instrumentaux que vocaux :
La question demeure de trouver une interprétation qui convient à vos oreilles et surtout à votre bourse car l'éventail des possibilités est véritablement énorme.
Certains chefs se sont contentés d'enregistrer quelques œuvres choisies. On peut faire de très belles rencontres en fouillant dans les archives. Voici quelques références parmi d'autres :
La firme Decca a gravé, il y a longtemps, un très beau CD comportant les Cantates BWV 80 & 140. Tout est parfait dans cet enregistrement pourtant à l'ancienne : la direction de Karl Munchinger, l'entrain des musiciens du Stuttgarter Kammerorchester et, ce qui ne gâte rien, une prise de son exemplaire. Je ne résiste pas au plaisir de vous proposer le tube qui ouvre la Cantate 140, Wachet auf, ruft uns die Stimme .
Je m'en voudrais de ne pas signaler ce CD enregistré chez Das Alte Werk, reprenant les Cantates 206 & 208, dirigées par … André Rieu ! Non ce n'est pas une farce, le papa d'André s'appelait aussi André; c'était un chef renommé qui n'a pas eu le bonheur de faire fortune.
Hermann Scherchen (chez Westminster) et Helmut Winschermann (chez Philips Records) enregistrèrent quelques dizaines de cantates dans les années 1950-60. Ces interprétations sont très éloignées des standards actuels et ne sont plus guère écoutées que par les archéologues ou les nostalgiques.
A la fin de la guerre 40-45, quelques lointains successeurs du Cantor à l'église St Thomas de Leipzig, Günther Ramin, Kurt Thomas, Erhard Mauersberger et Hans-Joachim Rotzsch ont enregistré des cantates chez Berlin Classics en mémoire du séjour que Bach y a effectué entre 1723 et 1750. Les baroqueux ont tôt contesté leur conception de l'authenticité.
Sans militer dans quelque recherche authentique que ce soit, Karl Richter a enchanté ses auditeurs entre 1958 et 1975. Il a enregistré 75 cantates avec des solistes de premier plan, Théo Adam, Ursula Buckel, Keith Engen, Ernst Haefliger, Julia Hamari, Edith Mathis, Anna Reynolds, Peter Schreier. Remarquez les prénoms féminins : il n'y a pas de place pour les voix de garçons ou de contre-ténors ! Cette intégrale semble avoir disparu des circuits de distribution : j'ai trouvé les 75 cantates chez Amazon pour la somme extravagante de ... 4500 $ !
Philippe Herreweghe, toujours excellent dans Bach, a enregistré une vingtaine de cantates chez Harmonia Mundi depuis 1987 et il complète l'ensemble à son rythme.
Enregistrer une intégrale des cantates n'est, on s'en doute, pas une mince affaire. C'est un travail de longue haleine, difficile à mener à terme en maintenant une qualité constante. Soyons clairs, l'intégrale parfaite n'existe pas : toutes ont, au moins un point faible, plus ou moins gênant au niveau de tel ou tel intervenant : orchestre, chef, solistes instrumentaux, solistes vocaux ou choeur. Passons rapidement en revue les intégrales disponibles :
L'histoire de cette collaboration improbable entre une firme suédoise et des interprètes japonais a de quoi surprendre. Les membres de l'ensemble Collegium Bach Japan cherchaient désespérément un éditeur prêt à immortaliser leurs interprétations hebdomadaires des cantates de Bach au Japon. Le directeur de la firme BIS, contacté à cet effet, se rendit sur place, sans grande conviction, selon ses propres dires. Ce qu'il entendit mais aussi ce qu'il ressentit au contact d'interprètes complètement investis, le convainquirent d'entreprendre ce qui ressemble, de prime abord, à une folie commerciale. Dix ans plus tard, le résultat apparaît, confondant de justesse, montrant l'exemple aux musiciens européens incapables d'entretenir, sur la durée, un enthousiasme de ce calibre.
On le voit, celui qui veut le nec plus ultra en matière d'interprétation court le risque de se ruiner rapidement. Evidemment quand on aime, on ne compte pas.