Genres musicaux

Les 27 Ordres de François Couperin

Généalogie des Couperin
Arbre généalogique élagué de la famille Couperin

L'histoire de la musique a connu quelques familles de musiciens plus ou moins célèbres (Les Praetorius, Bach, Scarlatti, Stamitz, Benda, Strauss, ...). La dynastie des Couperin fait partie de la liste, couvrant à peu près deux siècles, de 1650 à 1850.

Eglise Saint-Gervais
Eglise Saint-Gervais

Dans l'arbre généalogique ci-dessus, on n'a retenu que les musicien(ne)s professionnel(le)s ayant occupé une position officielle à l'église ou à la Cour. En particulier, huit membres de la famille Couperin ont siégé sans interruption aux orgues de Saint-Gervais de Paris (Dans l'arbre, ils sont notés par un astérisque; à noter que Céleste n'a presté que quelques mois à peine). Aujourd'hui, l'église Saint-Gervais est toujours debout dans le 4ème arrondissement et son orgue de tribune fonctionne encore malgré le bombardement meurtrier de 1918.

Plaque commémorative

Les Couperin sont originaires de Chaumes (-en-Brie selon l'appellation actuelle), une ville d'Ile de France, qui n'a réalisé que fort tardivement qu'elle avait été le berceau de tant de musiciens de valeur : une rue Couperin n'y existe de fait que depuis le début du 20ème siècle ! A sa décharge, les petits enfants de Charles (l'ancien) et leurs descendants sont tous nés à Paris.

L'histoire musicale de la famille Couperin commence véritablement vers 1650 avec la montée vers la capitale des trois frères, Louis (1626-1661), François (1631-1701) et Charles (1638-1679). Remarqués par le Maître Jacques Champion de Chambonnières (1601-1672), faux noble mais authentique claviériste (Pièces de clavecin), ils l'ont accompagné dans l'espoir d'y occuper une position d'organiste voire d'être introduits à la Cour de Louis XIV. De fait, deux d'entre eux ont officié à l'église Saint Gervais.

Tous les Couperin ne sont pas d'importance (musicale) égale et le fait est qu'avec le temps, deux personnalités se sont imposées au sein de ce qu'on appelle communément l'école française de clavecin, l'oncle Louis et le neveu François :

  • Des trois fils de Charles (l'ancien), Louis fut assurément le plus talentueux. Son oeuvre a d'ailleurs fait l'objet de deux beaux enregistrements : les Pièces pour orgue, par Davitt Moroney, et plus sûrement celles pour clavecin, par Laurence Cummings, qui joue sur une très belle copie de Clavecin Ruckers 1624 (A ne pas manquer et à préférer à la version de Blandine Verlet, en cause l'instrument).
  • François, deuxième du prénom et neveu du premier si vous suivez, fut le plus illustre de tous, d'où son surnom de Couperin le Grand. Bien qu'il ait composé dans la plupart des genres en vogue à son époque (Pièces pour orgue, Motets, Musique de chambre), c'est dans le répertoire pour clavecin qu'il s'est illustré avec le plus d'éclat. Il a composé environ 220 pièces ne dépassant guère quelques minutes, réparties en 27 Ordres publiés en 4 Livres datés successivement de 1713, 1717, 1722 et 1730.
  • Armand-Louis s'est illustré à la génération suivante. Sans faire preuve d'un génie comparable, il a composé des pièces charmantes (L'angloise, par Yago Mahugo, Les Caqueteuses, par Christophe Rousset et l'admirable La Chéron, par Skip Sempé). Un récital dû à Sophie Yates souffre malheureusement d'un clavecin à la sonorité ingrate.
  • Gervais-François (Sonate n°1), fils du précédent, a souffert d'appartenir à une génération en décalage par rapport clavecin : à l'approche de la Révolution, l'instrument était en train de passer de mode, ne pouvant plus lutter contre les assauts du pianoforte. Son Rondo en ré, pour clavicorde, est d'une facture peu digne des Couperin : à l'évidence, les gènes musicaux se sont altérés avec le temps.
F. Couperin : 4 Livres pour clavecin
François Couperin : Livres I à IV, pour clavecin
Livre I (Ordres 1 à 5), Livre II (Ordres 6 à 12), Livre III (Ordres 13 à 19), Livre IV (Ordres 20 à 27)

Concentrons-nous à présent sur le sujet du jour, la musique pour clavecin de Couperin le Grand. D'emblée les dates de parution des quatre Livres interpellent, Couperin avait 45 ans en 1713 ! En fait, le Premier Livre est fait de pièces éparses dont certaines ont été composées antérieurement sans avoir jamais été publiées. Il faut comprendre qu'en occupant une position officielle (d'organiste) à la Chapelle Royale, Couperin bénéficiait certes d'un revenu confortable mais aussi qu'il se privait inévitablement de la liberté de composer comme il l'entendait. Louis XIV était réputé interventionniste à l'égard des artistes qu'il entretenait et d'ailleurs il a toujours refusé à Couperin la position de claveciniste royal (A la mort de Jean-Henry d'Anglebert (1629-1691), c'est son fils, Jean-Baptiste Henri, pourtant réputé peu doué, qui a hérité de la charge).

L'oeuvre composée par Couperin durant le règne du Roi-Soleil, disons avant avant 1713, pêche par un certain manque de spontanéité. De toute évidence, les consignes stylistiques en vigueur étaient nombreuses et elles n'ont jamais permis au musicien de prendre une vraie indépendance créatrice : les Messes pour orgue sont impeccables mais convenues, les Motets sont désespérément ascétiques et la Musique de chambre est plutôt banale si on la compare à ce qui se compose en Europe à la même époque. On appréciera surtout les sublimes 3 Leçons des Ténèbres, d'une inspiration originale et sincère et les Pièces pour viole qui se souviennent avec bonheur du modèle offert par Marin Marais (1656-1728). Quant aux Nations, elles exigent une interprétation parfaite sinon c'est l'ennui assuré. En un mot comme en cent, jamais François Couperin n'aurait pu briguer une place de choix au Parnasse musical s'il était décédé en même temps que son royal employeur.

Louis XIV est mort en 1715 mais cela faisait quelque temps qu'il ne se sentait plus la force d'intervenir à tous propos dans la vie musicale. Couperin y a trouvé l'occasion de s'imposer au clavecin, son instrument de prédilection, à l'écart des conventions dictées par la Cour. Cela n'a duré qu'une quinzaine d'années mais cela a suffi à construire sa gloire. Après 1730, Couperin s'est déclaré fatigué, usé par la vie et la maladie serait plus juste, et il s'est reposé sur ses lauriers pendant les trois années qu'il lui restait à vivre.

Dans l'histoire de l'école française de clavecin (Cf L'école française de clavecin pour un tableau générique), les membres de la première génération, Jacques Champion de Chambonnières, Jean-Henry d'Anglebert, le théoricien et père fondateur Nicolas Lebègue et bien sûr l'oncle Louis ont respecté le modèle de la grande Suite à la française, composée d'une suite de danses stylisées (Au minimum une Allemande modérée, une Courante vive, une Sarabande lente et une Gigue vive). François Couperin (deuxième génération) a abandonné cette structure rigide, lui préférant celle d'Ordre (un terme de son invention), collection de pièces de caractères sur des sujets inspirés par la vie de Cour ou par celle de tous les jours. 27 Ordres ont ainsi été regroupés en 4 Livres. La plupart des 220 pièces répertoriées portent un titre prémédité, évocateur ("Les Bergeries", "Les Langueurs", ...) ou passablement sibyllin ("Les Barricades mystérieuses", "La divine Babiche", ...). A vrai dire l'idée n'était pas neuve et l'oncle Louis en avait déjà fait un usage épisodique de même que Gaspard Le Roux (1660-1707). Dans la préface de son premier Livre, Couperin précise en insistant que ces titres, loin d'être anecdotiques, ont fait partie intégrante du processus d'écriture et qu'à ce titre ils doivent être respectés.

L'art de Couperin

Couperin tenait l'école française de clavecin en si haute estime qu'il la déclarait sans rivale. Un tel avis a de quoi surprendre de la part d'un contemporain de J-S Bach (1685-1750) et de Domenico Scarlatti (1685-1757) d'où une explication s'impose. L'école française s'est montrée attentive aux progrès d'une facture instrumentale digne des meilleurs maîtres anversois (Rien qu'à Paris, on comptait plus de cent artisans de valeurs, les Donzelague, Blanchet et Taskin, Hemsch, Vater, Goujon, etc…!). C'est l'écoute mutuelle des meilleurs compositeurs et facteurs de l'époque qui a rendu possible cet art d'un raffinement sonore effectivement sans égal. Dans l'esprit de Couperin, la forme compte autant que le fonds.

Par ailleurs, Couperin n'a laissé à personne d'autre que lui le soin de décider comment sa musique devait sonner et au bilan être jouée. Il s'en est expliqué, une première fois, dans un ouvrage paru en 1716 et dédié au (très) jeune Louis XV, "L'Art de toucher le Clavecin". Il y détaille ses recommandations à l'usage des interprètes en les illustrant par 8 Préludes (parfois insérés arbitrairement au sein du 7ème Ordre, pour de simples raisons chronologiques) dont il précise les ornements et les doigtés par un chiffrage de son invention. Il a réitéré ses recommandations dans les préfaces de chacun de ses Livres, se plaignant des copistes qui massacraient ses indications et des interprètes qui ne les respectaient pas. A leur décharge, il faut reconnaître que Couperin utilisait un système de notation personnel qui, à force de surcharges, ne brillait pas précisément par la transparence.

Couperin a ciselé chacune de ses pièces non pas tant sur le plan thématique, qui reste généralement sagement cantonné au milieu du clavier, mais plutôt dans tous les détails parfois infimes contribuant à magnifier la sonorité des meilleurs clavecins. Dans ce but, deux procédés reviennent avec insistance, les ornements et le style luthé :

  • Les ornements sont ces notes intercalaires qui doivent être jouées furtivement sans être comptabilisées dans le calcul de la mesure. Bien négociés par l'interprète, leur juste intonation fait la différence entre le discours tombant à plat et la subtile distinction dans l'affect caractérisant le grand siècle français. Note. L'ornementation n'est pas une invention de Couperin, on la trouve un peu partout à l'époque baroque, par exemple chez J-S Bach dès l'Aria initial des Variations Goldberg (Toujours au piano, comparez avec la version proposée par Wilhelm Kempff, cette fois sans les ornements). L'ornement chez Couperin n'a pas pour (seule) fonction un embellissement formel mais surtout une juste intonation sémantique, sorte d'inflexion de l'âme. Les toutes premières mesures de la pièce intitulée "Les Juméles" (Ordre 12) en offrent une démonstration parfaite sous les doigts de Michael Borgstede (Le titre se réfère aux deux parties constitutives, miroirs l'une de l'autre, l'inversion se produisant en 2:58). Si l'on réécoute cette pièce dans d'autres interprétations, on est étonné par la diversité des tempi et pire des ornements placés à contretemps voire ignorés : comparez avec les versions de Blandine Verlet, Olivier Baumont et Rebecca Pechefsky qui manquent l'essentielle poésie.
  • L'autre ingrédient caractéristique est le style luthé. Comme son nom l'indique, il s'agit d'une technique d'écriture empruntée au répertoire pour luth (ou théorbe). L'idée est d'adopter un style arpégé où les accords verticaux (grappes de notes simultanées) sont remplacés par les mêmes notes égrenées suffisamment rapidement pour que l'effet de résonance soit maintenu. Il en résulte un effet de cascade procurant un grand sentiment de plénitude sonore. Il est perceptible dès le début des "Juméles" ci-avant et on le retrouve, par exemple, à intervalles réguliers dans cette autre pièce fameuse, La Ménetou (Ordre 7), cette fois parfaitement exécutée par Blandine Verlet. Comparez à nouveau avec Michael Borgstede nettement moins à l'aise; décidément rien n'est jamais acquis dans l'univers si sensible de Couperin !

Florilège

Il n'est évidemment pas question de passer en revue les quelques 220 pièces écrites par Couperin. Toutes ont été recensées et brièvement commentées dans le monumental ouvrage de référence, François Couperin, de Philippe Beaussant, paru chez Fayard. Ci-après un tri sévère, fatalement subjectif, mais votre curiosité comblera les lacunes en compagnie de vos clavecin(iste)s préférés.

Plusieurs intégrales ont été enregistrées en studio : Scott Ross (Chez Still), Noëlle Spieth (Solstice), Kenneth Gilbert (Harmonia Mundi), Laurence Boulay (Erato), Michael Borgstede (Brillant), Christophe Rousset (Harmonia Mundi), Olivier Baumont (Erato), Carole Cesari (Métronome), ainsi que nombre de florilèges (Blandine Verlet, Blandine Rannou, Angela Hewitt, Laurence Cummings, ...). Comme toujours avec le clavecin, c'est votre affinité pour un instrument particulier qui conditionnera vos préférences. Il arrive qu'un éditeur ait l'idée a priori intéressante d'utiliser deux ou plusieurs instruments différents dans le but d'introduire un élément de diversité mais c'est au risque de provoquer des comparaisons douloureuses. C'est le cas dans l'intégrale parue chez Brillant où Michael Borgstede joue deux copies d'après Ruckers et Hemsch : la comparaison tourne clairement à l'avantage du premier nommé (Cf ci-après les Ordres 12 et 25).

Intégrale Couperin

S'il revenait parmi nous, Couperin serait certainement comblé d'entendre sa musique dans d'aussi bonnes conditions mais serait-il encore si convaincu que seules les clavecinistes français peuvent comprendre donc jouer sa musique comme il l'a voulue ? Aujourd'hui, comment expliquerait-il que Michael Borgstede, un claveciniste allemand (et journaliste, correspondant pour le Moyen-Orient auprès du Frankfurter Allgemeine Zeitung !), ressente et restitue ses intentions avec ce degré d'intimité ? C'est en tous cas la version des Livres I à III qui me convainc le plus surtout qu'on y entend un superbe clavecin, copie d'après un modèle de Ioannes Ruckers, daté de 1638. Le Livre 4 est joué sur une copie nettement moins flatteuse, d'après un modèle d'Henri Hemsch, daté de 1751 (Ces deux copies sont l'oeuvre du néerlandais Titus Crijnen). Vous trouverez sur la Toile les Ordres complets suivants : 10 ("La Triomphante", "La Gabriéle", "Les Bagatelles"), 11 ("La Castelane", "L'Etincelante ou la Bontems"), 12 ("Les Jumèles", "La Vauvrée"), 13 ("Les Lis naissans", "Les Rozeaux", L'engageante"), 14 ("Le Rossignol en Amour" et "Son Double"), 15 ("Le Dodo", "La Muséte de Choisi", "La Douce et Piquante"), 16 ("Les Grâces incomparables ou la Conti", "L'Hymen-Amour" et "La Distraite"), 17 ("La Superbe ou La Forqueray"), 18 ("La Verneuil", "Soeur Monique", "Le Tic-toc-choc ou Les Maillotins"), 19 ("L'Ingénue", "L'Artiste", "La Muse palantine"), 25 ("La Mystérieuse", "Les Ombres errantes") et d'autres extraits de l'intégrale ici.

Il faut prendre le temps de se promener parmi les 27 Ordres de ces 4 Livres de chevet : on y découvre nombre d'interprètes jouant des instruments sonnant tous différemment, chacun avec sa sensibilité propre. Toutes les interprétations ne vous plairont pas également et c'est précisément le but de la promenade de vous constituer un album qui n'appartiendra qu'à vous. Voici encore parmi les Ordres 1 à 9 :

- l'Ordre 1, L'Auguste, une majestueuse mais austère allemande en hommage obligé à Louis XIV, par Laurence Cummings; L'enchanteresse, par Blandine Verlet; Les Sentiments, par Laurence Cummings, décidément excellente.

- l'Ordre 2 complet par Scott Ross (ne passez pas à côté des "Idées heureuses", en 10:58, un bel exemple de style luthé.

- l'Ordre 3, La Favorite, une superbe chaconne à ne pas manquer sous les goigts de Skip Sempé; La Ténébreuse, par Paola Erdas sur une copie de clavecin Henri Hemsch.

- l'Ordre 4, Le Réveil-matin, par Olivier Baumont; La Logivière, par Blandine Verlet.

- l'Ordre 5, La tendre Fanchon, par Blandine Verlet; La Bandoline, par Scott Ross.

- l'Ordre 6, Les Barricades mystérieuses, célèbre rondeau en style brisé par Hanneke van Proosdij; Le Moucheron, par Olivier Baumont.

- l'Ordre 7, La Ménetou, par Blandine Verlet; Les Amusements, par Gustav Leonhardt.

- l'Ordre 8, La Raphaèle, par Blandine Verlet et L'Aussonienne, par Kenneth Gilbert.

- l'Ordre 9, Les Charmes et Les trois Veuves, par Olivier Baumont.

Si certains titres vous intriguent, particulièrement ceux qui évoquent des personnages (souvent féminins), sachez qu'ils ne sont pas tous identifiables à coup sûr. L'ouvrage déjà mentionné de Philippe Beaussant contient un certain nombre de pistes à leur sujet. A noter qu'Antoine Forqueray (1672-1745) a composé une pièce pour viole en hommage à notre musicien, qu'il a intitulée "La Couperin" ! Son fils Jean-Baptiste l'a ensuite adaptée pour le clavecin (La Couperin).

Je vous ai gardé quelques desserts pour la fin dont ce beau festival de pièces moins connues sous les doigts de Blandine Rannou et encore quelques trop rares extraits de deux étoiles montantes de l'école française (d'interprétation), Jean Rondeau et Justin Taylor, l'un et l'autre dans cette pièce décidément indémodable, "Les Barricades mystérieuses".

Appendice. Comme cela s'est maintes fois produit avec (l'oeuvre de) J-S Bach, plusieurs pianistes ont tenté d'annexer l'univers de Couperin, en particulier quelques "tubes" susceptibles de faire leur petit effet lors des rappels sur scène. Il va de soi que c'est en principe une hérésie, le tempérament égal du piano gommant inexorablement les nuances infinies voulues par Couperin. Pourtant Valery Sokolov (Ordre 18) et Alexandre Tharaud (Récital) ont connu un franc succès auprès d'amateurs ravis de découvrir l'art de Couperin sans nécessairement s'encombrer de ses infinies subtilités.