Interprètes actuels

Nicolas Horvath, pianiste singulier

Deux événements culturels récents confirment, s'il en était besoin, que le piano français se porte bien. A deux années de distance, Alexandre Kantorow et Jonathan Fournel ont triomphé lors des épreuves finales des deux concours internationaux les plus prestigieux, respectivement le "Tchaïkovsky" à Moscou, en 2019, et le "Reine Elisabeth", à Bruxelles, en 2021.

Briller dans un grand concours n'est ni nécessaire ni suffisant pour réussir une carrière de soliste ou de concertiste. Plus d'un musicien actuellement célèbre (Anne-Sophie Mutter, Hilary Hahn, Piotr Anderszewski, Leif Ove Andsnes, ...) n'y a de fait jamais mis les pieds, propulsé dans le circuit par la grâce d'un talent naturel reconnu par les bonnes personnes aux bons moments. A contrario, on a connu des candidats évincés lors d'épreuves éliminatoires qui ont plutôt bien tiré leur épingle du jeu par la suite.

Remporter une épreuve importante ne suffit pas, encore faut-il confirmer sur le long terme. Or on ne peut prédire avec certitude comment va évoluer la carrière d'un musicien professionnel tant la pression extérieure peut s'avérer stimulante ou destructrice. La vie de soliste itinérant abonde en contraintes matérielles qu'il faut pouvoir gérer aux quatre coins de la planète. Au plan artistique, se construire un répertoire et y apporter une touche personnelle est un autre défi. Défendre les chefs-d'oeuvre du passé est un objectif louable mais il requiert de prendre des risques calculés sous peine de pâtir de comparaisons avec tant d'interprétations illustres qui hantent les mémoires mélomanes.

Pour ceux qui veulent éviter le piège de l'itinérance musicale et des programmes convenus, l'enregistrement en studio propose une alternative intéressante. Des labels discographiques éclectiques (Chandos, Hyperion, Naxos, Brillant, ...) ou curieux (Grand Piano, Bridge, Toccata classics, ,...) sont précisément en recherche d'artistes capables de sortir des sentiers battus en proposant des oeuvres différentes, originales ou en adéquation avec ce qui se compose de mieux actuellement

N'évoquons qu'en passant le cas d'artistes trop peu aguerris pour affronter les grands classiques mais qui se révèlent doués pour la mélodie improvisée. Ils jouent éventuellement la carte de l'évasion sentimentale ou cherchent une issue dans la musique de film, leur façon de subsister. Ainsi font Yann Tiersen, Ryuichi Sakaloto, Lee Ru-ma (alias Yruma), Ludovico Einaudi, Max Richter, Michael Nyman, etc, dont les compositions plaisent à un public peu exigeant. Attention cependant, elles contiennent des sucres cachés non mentionnés sur les pochettes d'enregistrements.

Une troisième voie emprunte au courant postmoderne, qui se fraye un chemin difficile car étroit entre rigueur et légèreté. Trois pianistes plutôt différents l'empruntent régulièrement dont deux ont déjà été évoqués sur ce site, les néerlandais Ralph van Raat (1978- ) et Jeroen van Veen (1969- ). Cette chronique se penche à présent sur le cas nettement plus complexe du franco-monégasque, Nicolas Horvath (1977- ).

Nicolas Horvath
Nicolas Horvath

Nicolas Horvath a suivi un cursus en tous points classique, y compris un passage victorieux par quelques concours internationaux connus des spécialistes (Scriabine, Nono, ...). Remarqué à 16 ans par le chef Lawrence Forster, alors en poste à la tête de l'Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, il a bénéficié de bourses de perfectionnement qui l'ont conduit à fréquenter quelques grands maîtres, en particulier, Bruno-Léonardo Gelber, Eric Heidsieck, Gabriel Tacchino, Philippe Entremont et peut-être surtout Leslie Howard, pianiste australien connu pour avoir mené à bien le projet pharaonique d'enregistrer une intégrale Liszt (99 CD que vous pouvez acquérir pour 180 euros environ, une paille pour un monument aussi incontournable !). Cette rencontre l'a sans doute marqué, elle l'a en tous cas motivé pour explorer des recoins inédits de l'oeuvre du grand compositeur hongrois, en particulier des transcriptions pour piano de Via Crucis et (d'extraits de l'oratorio) Christus. Dans ces oeuvres ascétiques, il semble avoir puisé un goût personnel pour les musiques décantées, une tendance qui s'est confirmée dans la plupart de ses enregistrements ultérieurs.

A bien des égards, Nicolas Horvath est un artiste singulier qui échappe à toute classification. Il suffit d'énumérer ses performances en concert ou de parcourir son catalogue d'enregistrements pour découvrir un goût évident pour les projets hors-normes.

Happenings et marathons

Nicolas Horvath a plus d'une fois fait sensation en animant des séances-marathons consacrées à des compositeurs dont l'oeuvre s'y prête volontiers tels Erik Satie (1866-1925) et Philip Glass (1937- ). Bien que trois quarts de siècle séparent ces deux musiciens, ils entretiennent des liens évidents de parenté, le premier ayant anticipé de plusieurs décennies le mouvement minimaliste incarné par le second.

  • Une de ces séances a été consacrée à "Vexations", d'Erik Satie. C'est une oeuvre provocatrice recommandant de reproduire 840 fois un motif quasiment dodécaphonique (Il parcourt 11 des 12 demi-tons, n'ignorant que le sol# ) ! Le tempo n'étant pas précisé par Satie, la performance peut durer entre 12 et 24 heures et même au-delà ! Aussi improbable que cela puisse paraître, l'expérience a été tentée à de nombreuses reprises par le passé, le plus souvent par plusieurs pianistes se relayant mais Nicolas Horvath semble détenir le record d'endurance en solo (35 heures !), lors d'un concert-marathon donné au Palais de Tokyo, à Paris en 2012. Note à destination des esprits matheux et curieux qui s'inquiéteraient avec quelque raison de l'origine du nombre 840. En arithmétique, la suite de Lucas est apparentée à celle de Fibonacci : elle démarre avec les entiers 1 et 3 puis elle calcule récursivement les termes suivants en les égalant à la somme des deux entiers qui précèdent. Voici le résultat limité aux 12 premiers termes : 1, 3, 4, 7, 11, 18, 29, 47, 76, 123, 199, 322. Vous pouvez vérifier que le total vaut 840 et que les quotients des termes successifs tendent rapidement vers le Nombre d'Or cher aux Anciens (322/199 = 1.61809 ..., déjà proche de la valeur exacte 1.61803 ... ). Ne cherchez pas plus loin, Satie était féru d'ésotérisme, semblant suggérer que l'exécution complète de Vexations devait respirer au rythme du découpage prescrit par la suite de Lucas.
  • Plus utilement, en 2018, il a joué une intégrale Satie à la Philharmonie de Paris, qu'il a enregistrée dans la foulée pour le label Grand Piano (Gnossienne n°4). L'album, comportant 4 CD, ne reprend que les pièces pour piano solo dûment authentifiées par le musicologue britannique Robert Orledge et publiées chez Salabert (Cf son argumentation, reproduite dans la notice d'accompagnement publiée par Naxos). Vous trouverez sur le marché d'autres enregistrements plus fournis en apparence seulement du fait qu'ils incluent des pièces inachevées complétées de façon discutable par Robert Caby (Cf l'intégrale Van Veen en 9 CD, en tenant compte que celle-ci comprend les oeuvres pour deux pianos).
  • Horvath entretient une réelle complicité avec (l'oeuvre de) Philip Glass, un compositeur encore trop snobé de ce côté de l'Atlantique. En 2014, au Palais de Tokyo, il lui a dédié un concert-hommage-fleuve, proposant pas moins de 120 oeuvres inédites émanant de compositeurs de 56 pays différents. En 2015, au Carnegie Hall de New York, il a créé le cycle complet des 20 Etudes du même Glass (Etude n°6). Un an plus tard, il a réalisé une intégrale Glass, à la Philharmonie de Paris, incluant une série d'arrangements de pièces écrites initialement pour d'autres formations (Fragment de l'opéra Einstein on the Beach dans l'extrait proposé). Ce concert d'une durée de 11 heures a mené à une série d'enregistrements importants parus chez Grand Piano (6 CD ne reprenant cependant pas les adaptations protégées par des droits d'enregistrements).
  • Dans un genre complètement différent, Horvath a consacré un concert de trois heures ininterrompues aux difficultueux Klavierstücke I-XIX de Karlheinz Stockhausen, dans le cadre du Festival Variations de Nantes (On ne joue habituellement que des extraits du cycle complet dont la composition s'est étalée sur plusieurs décennies, typiquement les Klavierstücke I-XI).

Classiques négligés

Nicolas Horvath a enregistré pour Grand Piano; c'est un gage d'excellence tant ce label sert intelligemment la cause de l'instrument. Plusieurs enregistrements proposent des oeuvres classiques ou modernes rarement voire jamais entendues :

  • L'un des plus précieux est consacré à des oeuvres inachevées ou partiellement perdues de Claude Debussy et patiemment reconstituées par Robert Orledge (Préludes oubliés, Le Martyre de Saint Sébastien, Le palais du Silence, Le Roi Lear, ...).
  • Le plus inattendu est consacré à l'oeuvre de Thérèse Brenet (1935- ), une musicienne rarement entendue, qui a partagé son temps entre un enseignement au Conservatoire de Paris et la composition d'oeuvres peu nombreuses mais exigeantes (Le Visionnaire).
  • Le plus insolite exhume 13 Sonates d'Anne-Louise Brillon de Jouy (1744-1824). Cette brillante intellectuelle tenait salon à l'époque des Lumières et composait à ses heures des oeuvres nettement aventureuses pour l'époque, anticipant par certains aspects techniques les travaux de Carl Czerny (1791-1857). Ecoutez, par exemple, l'allegro moderato de la Sonate n°10, une pièce étonnante sous la plume d'une musicienne née 12 ans avant Mozart.
  • De Czerny précisément, Horvath a enregistré les 30 Etudes de mécanisme, opus 849 (Etude n°1). On se prend à rêver d'un concert-marathon consacré à ce compositeur prolifique et didactique mais intéressant lorsqu'on filtre judicieusement son catalogue.
  • Un enregistrement bienvenu est consacré à la musique française d'aujourd'hui. On y découvre, en particulier, l'Opus 204 de Jean Catoire (1923-2005, à ne pas confondre avec Georges Catoire (1861-1926), son oncle, qui n'a jamais quitté sa Russie d'accueil) mais aussi, plus près de nous, le Second Hommage à Raymond Roussel d'Olivier Greif (1950-2000) et Ephémère 24 de Philippe Hersant (1948- ).
  • Une autre contribution originale propose les 10 Sonates de Jan Rääts (1932-2020), un musicien estonien appartenant à la mouvance minimaliste (tendance rythme) en vigueur dans les pays de l'Est. Mentionnons encore un enregistrement de pièces mineures mais charmantes d'un autre estonien, Karl August Hermann (1851-1909), publié chez Toccata Classics.
  • Un album essentiel (2 CD) vient de paraître chez Grand Piano, consacré aux 9 Sonates d'Hélène de Montgeroult (6 y reçoivent un premier enregistrement mondial). Historiquement, elles ont été publiées en trois volumes et réparties comme suit : 3 Sonates opus 1 (1795), 3 Sonates opus 2 (1800) et 3 Sonates opus 5 (1804-7). On peut y suivre l'évolution de la compositrice : partie d'une écoute discrète et non servile de quelques glorieux aînés, Joseph Haydn (opus 1 n°1/1 Allegro), Domenico Scarlatti (opus 1 n°1/2 Prestissimo), François Couperin (opus 1 n°3/1 Maestoso), voire de façon plus diffuse mais récurrente CPE Bach, elle a ensuite nettement préfiguré la révolution beethovenienne bien avant que celle-ci n'atteigne réellement la France. Ecoutez encore, dans cet ordre, l'opus 1 n°3 (Maestoso, impétueux Allegro agitato), puis l'opus 2 n°3 (Agitato, superbe Adagio, Vivace), enfin l'opus 5 dans son intégralité : (n°1 : Allegro spiritoso, Adagio non troppo, Allegro assai), (n°2 : Allegro moderato, merveilleux aria avec introduction "à la manière de Bach" Adagio con espressione, Allegro agitato con fuocco), (n°3 : Allegro spiritoso, expressif Adagio non troppo, Presto). Cette musique constamment en marche loin des salons est parfaitement défendue par Nicolas Horvath.

Expérimentations et recompositions

Jamais à court de projets, Nicolas Horvath s'intéresse au versant expérimental de la composition contemporaine, y apportant sa propre contribution :

1) Il a consacré un album à The Fall, une amplification de November, pièce minimaliste composée par Dennis Johnson (1938-2018), en 1959. Celle-ci, retravaillée électroniquement par le gallois Brian Williams (alias Lustmore), l'un des papes du mouvement Dark ambiant, est ponctuée par des interventions pianistiques précalculées.

Note. Dennis Johnson (1938-2018) était un mathématicien actif à l'Université de Californie-Los Angeles (UCLA), spécialiste en Topologie des Surfaces et en Théorie des Groupes. Egalement pianiste, il s'est taillé une certaine notoriété en composant "November", une pièce qui passe pour un acte de naissance possible du mouvement minimaliste américain (De fait, La Monte Young s'en est clairement inspiré dans son Well-Tuned Piano). November n'ayant pas été notée intégralement, elle n'a survécu que par la grâce d'une cassette audio de mauvaise qualité avec l'auteur au piano (La cassette faisant 100 minutes, elle s'interrompt brusquement à cet instant). Vers 1992, le musicologue Kyle Gann a reconstitué l'ensemble, qui a servi de base à l'arrangement du tandem Lustmore-Norvath. Pour information, Johnson n'a guère insisté en composition et il est revenu aux mathématiques, ne touchant plus le clavier que pour son usage personnel.

2) Horvath a également consacré un album à Alvin Lucier (1931- ), un des papes de l'électro-acoustique américaine. Féru d'acoustique physique et de psycho-acoustique, Lucier aime expérimenter sur les paramètres du son et il invite ses auditeurs à se concentrer sur l'évolution des phénomènes sonores plutôt que de se laisser bercer par une mélodie ou un rythme. "Music for Piano with Slow Sweep Pure Wave Oscillators" est une oeuvre qui joue sur les battements sonores résultant de la superposition de deux ondes sinusoïdales, l'une ascendante et l'autre descendante, balayant en fréquence un registre de quatre octaves tandis qu'un pianiste joue à son gré des notes isolées imposées par la partition. Des battements apparaissent et disparaissent à mesure que les (trois) fréquences se rapprochent ou s'éloignent et l'auditeur est invité à se laisser surprendre par ces mécanismes évolutifs au pouvoir hypnotique certain. Cette musique étant totalement exempte de sucre, elle convient aux diabétiques; toutefois, elle ne convient pas aux épileptiques.

Dans sa version primitive (1992), Music for Piano with Slow Sweep Pure Wave Oscillators durait une quinzaine de minutes. A la demande d'Horvath, Lucier en a réalisé une version "XL", en 2020, qui remplit un CD désormais disponible à l'écoute. Elle a été créée la même année, à Strasbourg. Il arrivera que l'auditeur attentif perçoive des événements acoustiques imprévus, en particulier des "désaccords" qui ne sont pas imputables au piano mais plutôt aux illusions acoustiques générées.

3) Inspiré sans doute par sa collaboration avec Alvin Lucier, Horvath expérimente également les techniques électro-acoustiques dans une série d'oeuvres hautement personnelles (Twilight Amorphousness of the Vague Abysses, Avec une douceur de plus en plus caressante et empoisonnée).

Musique & Jeux Vidéo

On n'arrête pas le progrès : naguère, les arts créateurs (à ne pas confondre avec les arts libéraux que présidaient les 9 Muses antiques) étaient au nombre de 6 (Architecture, Sculpture, Peinture & Dessin, Musique, Littérature & Poésie, Théâtre & Danse). Le 20ème siècle a ajouté le Cinéma, les arts médiatiques (Télévision, Radio & Photographie), la Bande dessinée et enfin le Jeu vidéo. Si certains puristes demeurent dubitatifs, les musiciens se gardent bien de protester car le cinéma, y compris le dessin animé, s'est bien vite révélé consommateur de musiques en tous genres et donc source non négligeable de revenus. Ce que l'on sait moins, c'est que les jeux vidéo ont suivi le mouvement et qu'il existe une vraie demande en musiques d'aventures et/ou d'actions. Quelques musiciens ont sauté dans le train en marche et Nicolas Horvath en a profité pour enregistrer quelques transcriptions (certaines par ses soins, Little big Adventure, Magician Lord, ...) aussi bien conçues que bienvenues. Les amateurs auront ainsi plaisir à retrouver les thèmes associés à leurs jeux favoris : Little big Adventure (LBA theme, Song for Gabriel, musiques de Philippe Vachey) ou Final Fantasy (Episode VII, Musique de Nobuo Uematsu). Ces pages sans prétention obligée offrent un divertissement de qualité à une (jeune ?) génération qui y trouvera peut-être un jour une motivation pour approfondir ses connaissances musicales.

CD Brillon de Jouy
CD Unknown Debussy
Intégrale Glass
CD Alvin Lucier

Vous l'aurez compris, Nicolas Horvath est un artiste aux multiples facettes : actif et endurant, éclectique et inventif, son parcours est en permanence surprenant, c'est d'ailleurs ce qui le rend précieux dans un paysage musical trop souvent conformiste. Servies par une diction pianistique sans faille, ses explorations sont aussi utiles qu'intéressantes et attachantes.

Au vu de l'hyperactivité qui le caractérise, on se prend à espérer qu'il soit un jour en mesure de matérialiser le méga-concert en hommage à Philip Glass mentionné ci-avant, ou qu'un éditeur concrétise l'enregistrement d'oeuvres de Louis Hardin (alias Moondog), qu'il a déjà données en récital (Book of Canon 1, 2 & 4 + Art of the Canon, certaines pages en premières mondiales). Quoi qu'il en soit, on peut lui faire confiance qu'il surprendra encore plus d'une fois ses nombreux admirateurs.