Genres musicaux

Musique et Poésie : I. Le Lied germanique

Introduction

Le Lied est, en principe, d'essence germanique. Son appellation désigne à la fois le chant et son incarnation musicale sous la forme d'une mélodie accompagnée, au piano initialement. Les Anglo-saxons et les Français utilisent éventuellement les traductions génériques "Song" et "Mélodie", cependant le terme "Lied (Lieder au pluriel)" est passé dans toutes les langues et il est compris de tous.

Le Lied emprunte son texte à un poème préexistant, exaltant son contenu émotionnel bien au-delà de ce que son auteur pouvait espérer. C'est à ce point que bien des poèmes sont passés à la postérité davantage écoutés en musique que simplement lus dans le texte. Si les musiciens de langue allemande (native ou adoptée) ont créé le Lied et l'ont fait prospérer, ceux de langue française puis, dans une mesure moindre russe et anglaise ont ensuite développé des variantes spécifiques qui seront abordées dans une chronique séparée.

L'auteur du poème mis en musique peut être connu voire célèbre dans son pays d'origine mais c'est loin d'être une règle absolue. Il n'existe à vrai dire pas de rapport constant entre la qualité du texte et celle de la musique qui l'habille : on connaît autant de réussites musicales sur des poèmes banals que des Lieder poussifs sur des poèmes de valeur. Pour le mélomane lambda, il est rare que cette discordance pose problème vu que la barrière de la langue - et la diction du chanteur ! - ne lui permettent généralement pas d'en apprécier la gravité.

Un Lied peut être isolé ou faire partie d'un Recueil (ou Cycle) plus ou moins narratif selon les intentions du poète. Il peut exister en plusieurs versions transposées musicalement afin de convenir à diverses tessitures de voix, masculines ou féminines sous réserve (en principe !) que le (con)texte ne s'y oppose pas (et encore !).

L'accompagnement est un élément fondamental du Lied. Il est le plus souvent pianistique, plus rarement orchestral et exceptionnellement instrumental. Il n'est pas rare qu'un Lied pianistique fasse l'objet d'une orchestration ultérieure, le plus souvent (mais pas toujours) de la plume du compositeur originel. C'est un travail tellement absorbant que les auteurs le réservent, en principe, aux Lieder particulièrement réussis. Dans tous les cas, l'accompagnement idéal vise à l'indépendance des parties afin que l'accompagnateur soit un partenaire à part entière et non un simple faire-valoir.

I. Le Lied avec accompagnement de piano (Klavierlied)

Modèles (pré)classiques

La mélodie accompagnée (au clavier) a été présente dès l'époque préclassique. CPE Bach (1714-1788) y a eu recours dans ses recueils mêlant Hymnes et Odes, sacrés ou profanes.

Ni Joseph Haydn (1732-1809) (12 Lieder Hob XXVI) ni Wolfgang Mozart (1756-1791) (Sensible Abendemfindung, Das Veilchen) ne se sont vraiment investis dans le genre du Lied, l'abordant rarement et peinant souvent à trouver l'alchimie nécessaire. Leur talent n'était évidemment pas en cause mais l'heure n'était pas encore à l'épanchement de sentiments intimes.

Ce sera le privilège de l'ère romantique de donner à partager en musique des moments d'émotion et/ou d'intimité poétiques. La réussite n'allait pas de soi : lorsqu'on écoute l'Erlkönig (Le Roi des Aulnes, célèbre poème de Goethe) mis en musique par Johann Reichardt (1752-1814), on regrette que celui-ci soit passé à côté de son sujet (Certes l'interprétation proposée est calamiteuse mais comparez avec le traitement du même poème par Schubert et la tentative seulement ébauchée par Beethoven et complétée par Reinhold Becker, en 1897 !).

Les Lieder ont commencé à prospérer, au 19ème siècle, dans les pays de langue allemande mais il ne faudrait pas en conclure que tous les compositeurs aient été allemands ou autrichiens : un certain nombre de musiciens (par exemple scandinaves ou suisses) ont séjourné en Allemagne et ont adopté la mode du Lied.

L'amateur pressé résume l'histoire du Lied germanique aux productions de cinq musiciens célèbres, Schubert, Schumann, Brahms, Wolf et Strauss mais l'amateur curieux sait que nombre de "petits maîtres" ont significativement contribué au genre.

De Beethoven à Schubert

Vers 1800, Vienne était le centre de gravité de l'Europe musicale avec Beethoven et Schubert comme acteurs principaux. Bien qu'ayant fréquenté les mêmes estaminets, ils ne se sont jamais salués : Schubert, intimidé, n'a jamais osé faire un pas vers son modèle et Beethoven, prisonnier de la surdité, n'a jamais entendu une seule note de son discret collègue. Il n'a en fait découvert les Lieder de Schubert que lors de ses derniers instants de vie : c'est en feuilletant les partitions qu'on venait de lui apporter qu'il se serait exclamé, stupéfait, "Il y a une étincelle divine chez ce Schubert !".

Beethoven, novateur à tant d'égards en musique, a composé les premiers Lieder intimes sinon effusifs (Son catalogue mis à jour en comprend 80 environ). Il est de bon (?) ton de considérer qu'ils pèchent par un certain manque de fluidité au motif que le compositeur ne possédait pas, comme Mozart, le don inné de placer la voix dans la zone de confort des interprètes. Cette opinion colportée doit être nuancée et même carrément démentie. Il suffit d'écouter ses Lieder, y compris ceux d'extrême jeunesse, chantés par Hermann Prey ou Dietrich Fischer-Dieskau, pour découvrir les authentiques premiers chefs-d'oeuvre du genre :

- Si l'on respecte les volontés du compositeur, on doit se concentrer en priorité sur ceux qu'il a repris dans son catalogue officiel et classés par numéros d'opus (Attention cependant, ceux-ci ne respectent pas toujours la chronologie) : An die Hoffnung opus 32, Adélaïde opus 46, 6 Gellert Lieder opus 48, 6 Gesänge opus 75 (Ne manquez pas le Chant de la Puce en 7:09), 3 Gesänge von Goethe opus 83 et enfin le chef-d'oeuvre incontestable, An die ferne Geliebte opus 98, de fait le premier cycle majeur de l'histoire avant que Schubert n'occupe la place.

- Si l'on passe outre de ses volontés, on peut s'intéresser aux Lieder rassemblés (en 1955) par Georg Kinsky et Hans Halm au sein du catalogue annexe WoO (Werke ohne Opuszahl, littéralement "Oeuvres sans numéro d'opus") : Ich liebe dich WoO 123, Opferlied WoO 126, sautillant Als die Geliebte sich trennen wollte WoO 132,..., toutes oeuvres reprises dans l'édition DGG consacrée à Fischer-Dieskau (107 CD !). Enfin comment ne pas écouter Seufzer eines Ungeliebten und Gegenliebe WoO 118 (attendez 2:55), première mouture du futur Hymne européen, ébauché 30 ans avant la version définitive du finale de la Symphonie n°9 !

Franz Schubert
Franz Schubert

Peu présent au bilan sur le terrain du Lied, Beethoven a laissé le champ libre à Franz Schubert (1797-1828) qui ne s'est pas fait prier pour l'occuper. Schubert a composé près de 700 Lieder sur des poèmes de la littérature allemande (Goethe, Heine, Müller, Claudius, ...); ils l'ont imposé comme le Maître du genre toutes époques confondues. La plupart sont des oeuvres isolées auxquelles il convient d'ajouter deux grands cycles itinéraires d'un éternel solitaire, Die schöne Müllerin (La belle Meunière, dans l'interprétation solaire du regretté Fritz Wunderlich, décédé d'une chute mortelle deux mois après l'enregistrement) et Winterreise (Voyage d'Hiver), auxquels on peut ajouter deux recueils de circonstance, Das Fräulein vom See (La Dame du Lac) et surtout Schwanengesang (Le Chant du Cygne, de fait l'une de ses toutes dernières oeuvres). Ce répertoire constitue un monument de l'histoire de la musique vocale, aussi incontournable que peut l'être, par exemple, l'ensemble des Cantates de Bach. C'est un sujet d'étude qui s'apprivoise en cherchant l'interprétation idéale de quelques pages devenues célèbres puis en explorant davantage à la découverte de pages moins connues mais tout aussi belles. On ne commet aucune faute de goût en optant pour les interprétations légendaires de Dietrich Fischer-Dieskau qu'il soit accompagné par Gerald Moore, Aribert Reimann, Alfred Brendel, Daniel Barenboim, etc. Chez les cantatrices, je conserve un faible pour la voix cristalline de Gundula Janowitz (3 Lieder der Mignon), un choix qui n'engage que moi. Deux intégrales sont parues, l'une chez Hyperion (37 CD) et l'autre chez Naxos (38 CD) mais elles souffrent des défauts inhérents à ce genre d'entreprise, en cause la disparité des voix des interprètes devant se partager une tâche colossale.

Les Lieder de Schubert ont connu une (courte) éclipse après la disparition du compositeur. Cependant le genre a survécu le temps que Schumann prenne la relève. Parmi les musiciens en vue à la même époque, Carl Maria von Weber (1786-1826) s'est montré plutôt décevant, ignorant apparemment les règles qui fondent l'alliage du Lied : ces deux échantillons (Lieder opus 13/5 et 66/1) peinent à convaincre autant les interprètes que les auditeurs, en cause une ligne mélodique simpliste doublée d'un accompagnement rudimentaire. Carl Friederich Zelter (1758-1832), pourtant moins connu de nos jours, mérite davantage de considération : ami de Goethe, il a parfaitement compris les mécanismes du Lied. On ne peut qu'admirer ces belles miniatures musicales que sont Berglied, Rastlose Liebe, Wand'rers Nachtlied et Wonne der Wehmut. On peut également mentionner Ferdinand Hiller (1811-1885, Neue Gesänge) et surtout Robert Franz (1815-1892), redécouvert par Fischer-Dieskau (Für Muzik, Abends).

Mais sans surprise, c'est Felix Mendelssohn (1809-1847), élève de Zelter et chef de file des héritiers directs de Beethoven, qui a le mieux convaincu, par exemple dans le célèbre Auf Flügeln des Gesanges (Fouillez car beaucoup d'autres valent le détour : Der Blumenstrauss, Erster Verlust). Sa soeur, Fanny Mendelssohn (1805-1847), également élève de Zelter, a aussi composé plus de 250 Lieder d'une belle variété (Morgenständchen & Die Mainacht, Nachtwanderer, Gondellied).

Enfin il convient de dire un mot du cas particulier de Carl Loewe (1796-1869). Ce musicien peu honoré dans les histoires de la musique malgré quelques oeuvres symphoniques susceptibles de plaire à un large public (Symphonie n°1, Concerto n°2 pour piano) est essentiellement passé à la postérité grâce à un important ensemble de Lieder & Balladen d'inspiration populaire. Bien chantées par Bernd Weikl (Récital), par Thomas Quasthoff (Erlkönig) ou par Kurt Moll (Die verfallene Muhle), ces oeuvres résolument narratives ne manquent pas de charme. Une édition complète répartie entre divers interprètes est disponible chez CPO (21 CD !).

Robert Schumann
Robert Schumann
Robert Schumann

Robert Schumann (1810-1856) s'est imposé comme le véritable successeur de Schubert, puisant d'ailleurs aux sources des mêmes poètes (Heine, Rückert, Goethe, Eichendorff, Lenau, etc). L'amour pour (sa future femme) Clara et les projets de mariage (un temps) contrariés lui ont fourni matière à épanchements sincères dans un ensemble impressionnant de près de 140 Lieder pour la seule année 1840 (Incontournables recueils Myrthen, Dichterliebe, Frauenliebe und -leben et Liederkreis). Au plan formel, les Lieder de Schumann sont moins narratifs et davantage introspectifs que ceux de Schubert et l'accompagnement pianistique est plus émancipé (Der Nussbaum), réminiscence des grandes fresques composées pour l'instrument à la même époque (Phantasiestücke, Carnaval de Vienne, Scènes d'enfants, etc). Une intégrale Schumann comprenant 200 Lieder environ tient sur 11 CD. Clara Schumann (1819-1896) nous a également laissé quelques beaux Lieder (6 Lieder opus 13).

Au sein du mouvement traditionnaliste, si Schumann annonce Brahms, quelques musiciens ont fait la jonction tels, Ferdinand Hiller (1811-1885), Theodor Kirchner (1823-1903, Frühlingslied) et surtout Adolf Jensen (1837-1879, Lehn deine Wang' an meine Wang'). Même des musiciens étrangers immergés dans la tradition allemande ont participé au mouvement tels, le suisse Joachim Raff (1822-1882, Stille Liebe opus 49/1), le russe Anton Rubinstein (1829-1894, Morgenlied), le danois Peter Heise (1830-1879, charmante Edition complète parue chez Da Capo), le belgo-danois Eduard Lassen (1830-1904, superbe Récital de Reinoud van Mechelen & Anthony Romaniuk) ou le norvégien Edvard Grieg (1843-1907, Cycle Haugtussa opus 67, ne manquez pas les n°27 et 28, Ein Traum et Våren).

Johannes Brahms
Johannes Brahms
Johannes Brahms

Johannes Brahms (1833-1897) a clos l'aventure du Lied traditionnaliste, le maintenant à son sommet expressif grâce à une inspiration sans faille. Un cycle mélodiquement fameux, Die Schöne Magelone (Ne passez pas à côté de "Muß es eine Trennung gebe" en 44:01) et quantité de Lieder isolés, tels ceux rassemblés par Anne Sofie von Otter ce beau récital (Sonntag & Wiegenlied en 44:53 et 46:38), témoignent d'une éloquence mélodique irrésistible. Autre récital digne d'intérêt, celui de Peter Schreier, en particulier le superbe Lied d'ouverture, Wie Melodien Zieht Es Mir.

L'oeuvre mélodique du compositeur s'est achevée avec les Vier ernste Gesänge, ensemble d'une sombre gravité, contemporain de la mort de son inaccessible égérie, Clara Schumann, et annonçant sa propre mort un an plus tard. Une intégrale Brahms requiert 11 CD.

Liszt et Wagner

Revenons en arrière, vers 1850 : le cosmopolite Franz Liszt (1811-1886) a été à la source du mouvement musical des "Neudeutschen" (Nouveaux Allemands), une dissidence résolue à contester l'hégémonie des genres musicaux traditionnels (Symphonie, Sonate, Quatuor et ... Lied) et les remplacer par le Poème symphonique et le Théâtre musical. Dans ce courant dit "progressiste", l'élan dramatique est censé supplanter le caractère intimiste de type schumannien. Liszt a puisé une bonne partie de ses idées chez Berlioz et les a servies sur un plateau à Wagner. Jamais avare de contradictions (encore un trait de caractère emprunté à Berlioz !), Liszt a cependant continué de composer des Lieder (Plus de 70, dont certains en français, langue qu'il pratiquait couramment : Comment disaient-ils ?, Oh, quand je dors, S'il est un charmant Gazon). On y entend des accords novateurs au piano accompagnant une mélodie parfois désincarnée (Die Loreley, Über allen Gipfeln ist Ruh). D'autres Lieder pouvaient cependant être chaleureux comme dans ce récital de Margaret Price, divine dans "Kling Leise, Mein Lied" en 13:17 et "O Lieb', So Lang Du Lieben Kannst !" en 18:37). Une intégrale Liszt tient en 6 CD.

Richard Wagner (1813-1883) a fait peu d'infidélités à (la mélodie continue telle qu'il l'a conçue à) l'opéra; de plus il ne faisait confiance qu'à ses propres textes. Les seules entorses ont été la belle mélodie Der Tannenbaum et surtout le recueil des 6 Wesendonck Lieder, sur des poèmes de sa muse du moment, Mathilde Wesendonck. Par son climat passionné, l'oeuvre contient en germe l'atmosphère brûlante de Tristan und Isolde. Il n'est pas si facile de trouver un enregistrement de la version primitive pour piano, l'oeuvre étant actuellement le plus souvent jouée dans la version orchestrée par Felix Motll (Cf infra).

Le mouvement progressiste a également connu ses suiveurs, Peter Cornelius (1824-1874, Trauer und Trost), Alexander Ritter (1833-1896) et ... le philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900), musicien à ses heures même s'il a tôt renoncé d'en faire son "métier" (Ungewitter, Unendlich).

A la même époque, le célèbre chef Hans von Bullow (1830-1894) s'est essayé au Lied avec un certain succès (3 Lieder opus 1); de même à la génération suivante, Felix von Weingartner (1863-1942, 6 Lieder opus 48) et Bruno Walter (1876-1962, 4 Lieder).

Hugo Wolf
Hugo Wolf
Hugo Wolf

Hugo Wolf (1860-1903), inscrit lui aussi dans la mouvance lisztienne, a combattu (pas toujours pacifiquement) la tradition alors incarnée par Brahms. Ce musicien non dénué de génie a hélas souffert d'accès récurrents de mélancolie qui l'ont empêché de composer des oeuvres de longue haleine (Seule exception, l'injustement méconnu opéra Der Corregidor). Il est dès lors permis de conjecturer qu'il a trouvé dans le Lied un moyen commode d'expression instantanée. C'est en tous cas dans ce domaine qu'il a fait preuve d'une réelle originalité dans la narration mélodique : Liederstrauss, Mörike-Lieder, Eichendorff-Lieder, Goethe-Lieder, Spanisches Liederbuch, le remarquable Italienisches Liederbuch, sans doute le recueil par lequel commencer l'exploration, enfin les Michelangelo Lieder. Aucun de ces cycles n'est facile d'accès, en cause le génie tourmenté de leur auteur et pourtant, dans l'interprétation de Fischer-Dieskau & Gerald Moore, ils constituent une valeur sûre de la discothèque idéale.

Nouvelle simplicité

Vers 1900, est né le mouvement "Jugendstil", source d'une double mutation :

- Le recours à une ligne claire au niveau de l'accompagnement pianistique, associé à l'abandon de l'emphase littéraire, et un retour à une inspiration davantage tournée vers la tradition populaire.

- L'abandon du piano au profit de l'orchestre au sein de cycles de plus en plus ambitieux et parfois démesurés (Cf infra la section réservée à cette variante importante).

Le représentant le plus fameux de ce retour à une forme d'éternel classicisme est sans conteste Richard Strauss (1864-1949), le dernier grand représentant d'une longue tradition classico-romantique germanique.

Richard Strauss
Richard Strauss
Richard Strauss

Toute sa longue vie, Strauss a composé des Lieder. Indifférent aux remous modernistes qui ont secoué le monde musical de son temps, il n'a jamais éprouvé le besoin de justifier ses choix conservateurs, prévenant toute velléité critique grâce à une série impressionnante de chefs-d'oeuvre ensorcelants. Le catalogue officiel des oeuvres de Strauss (répertoriées par numéros d'opus) est très incomplet mais il a été progressivement complété par le musicologue, Erich von Asow, qui a épluché les archives laissées par le compositeur. Il a ainsi pu établir l'existence de 203 Lieder dont 14 sont apparemment perdus (Une intégrale en 8 CD est parue en son temps chez RCA reprenant les 189 Lieder restants). Certains sont d'extrême jeunesse, ayant été composés pour le cercle familial avec sans doute une aide parentale (Les parents de Strauss étaient musiciens) : ainsi Weihnachtslied a été composé par un enfant de 6 ans (sur un poème de sa maman) ! A 9 ans, les progrès sont déjà perceptibles dans Der müde Wanderer. Le premier recueil numéroté (opus 10) propose 8 Lieder, dont les célèbres Zueignung et Allerseelen, et il a été suivi de beaucoup d'autres. Strauss est connu pour avoir été le meilleur serviteur de la voix féminine, qu'il a mise en valeur comme personne : écoutez Janet Baker, admirablement secondée par Gerald Moore, dans 6 Lieder choisis, ou Jessye Norman dans Traum durch die Dämmerung.

Le Lied allemand à l'aube du 20ème siècle

Au 20ème siècle, le Lied a continué de prospérer de l'autre côté du Rhin, du moins jusqu'au désastre de la seconde guerre mondiale. Deux courants se sont à nouveau affrontés, l'un luttant farouchement pour le maintien d'une tradition (post)romantique et l'autre imposant au chant l'abandon progressif des repères tonals :

- Dans le premier camp, on trouve, répartis sur deux générations, Hans Sommer (1837-1922, Herbstabend opus 35/1), Max Bruch (1838-1920, Siechentrost-Lieder opus 54/1), Wilhelm Kienzl (1857-1941, Es tont ein voller Harfenklang opus 2/2 extrait d'une superbe intégrale à découvrir chez Chandos), , Gustav Jenner (1865-1920, l'unique élève de Brahms 4 Lieder opus 1), Hans Pfitzner (1869-1949, 5 Lieder opus 9, 6 Liebeslieder opus 35, une intégrale est parue chez CPO), Max Reger (1873-1916, Im April, Es schlaft ein stiller Garten, oeuvres nettement plus digestes que le reste de sa production), Emil Mattiesen (1875-1939, original Herbstgefühl), Franz Schreker (1878-1934, superbes 8 Lieder opus 7), Justus Wetzel (1879-1973, Inspiration de fait bien inspiré), Alma Mahler-Werfel (1879-1964, Licht in der Nacht), Hans Gal (1890-1987, Lieder inédits repris dans un superbe enregistrement paru chez BIS), Erich Korngold (1897-1957, 3 Lieder opus 22 rétros mais éloquents) et Viktor Ullmann (1898-1944, Hölderlin Lieder), auxquels on peut associer le Suisse Othmar Schoeck (1886-1957, Lied opus 6/4, Eichendorff Lieder) et le balte Heinz Tiessen (1887-1971).

- Arnold Schönberg (1874-1951) a été la figure marquante du camp atonal. Il importe d'abord de rappeler que Schönberg a été (post)romantique à ses débuts : ses premiers Lieder (opus 1) sont de fait à la portée de tout mélomane simplement curieux. C'est vers 1909 qu'il a évolué vers une atonalité libre, clairement affirmée dans le 13ème lied du recueil Das Buch der Hängenden Gärten, opus 15. L'incertitude mélodique qui y règne réserve cette oeuvre charnière et celles qui l'ont suivi à un public averti. Enfin, en 1923, Schönberg a radicalisé sa démarche en érigeant en règle le principe de la série. Il est juste de préciser que, parfaitement conscient des limites du chant amélodique, il n'a quasiment plus composé de Lieder à partir de cette date. Le même schéma évolutif est apparent chez ses deux élèves principaux, Alban Berg (1885-1935) et Anton Webern (1883-1945), et vous feriez bien de vous contenter, dans un premier temps, de leurs Lieder de jeunesse (Frühe Lieder de Berg et de Webern). Voyez ensuite ce que vous pouvez penser des 3 Lieder opus 25 du même Webern : ne vous focalisez pas sur les sauts d'intervalles qui sont la conséquence inéluctable du principe de la série des 12 sons et reconnaissez à tout le moins qu'ils sont traités avec science sinon avec art.

Dietrich Fischer-Dieskau, l'interprète de référence

L'histoire de l'enregistrement du Lied pianistique est indissociable de son plus emblématique serviteur, le baryton Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012), accompagné pendant sa longue carrière par plusieurs pianistes dévoués à la cause du Lied, Gerald Moore, Wolfgang Sawallisch, Jörg Demus, Alfred Brendel, Aribert Reinmann, Daniel Barenboim, Sviatoslav Richter, Hartmut Höll, ... . Son répertoire était immense : plus de 1500 Lieder, qu'il a détaillés avec une éloquence rare ! Sa voix était puissante et bien posée sans qu'on puisse dire qu'elle était belle au sens apollinien du terme, en cause un léger nasillement. Par contre, son chant était impeccable, porté par une di(stin)ction inégalée.

Fischer-Dieskau a naturellement enregistré tous les grands classiques évoqués ci-avant (dont 600 Lieder de Schubert !) : rien que l'intégrale des enregistrements parus chez DGG comporte 107 CD ! Il s'est également investi dans des oeuvres rares : un triple album, paru chez EMI, propose une illustration panoramique de l'histoire du Lied entre 1850 et 1950 et chose plutôt rare, il est accompagné d'un livret particulièrement intéressant. Vous éprouverez peut-être quelques difficultés à vous le procurer mais par bonheur, ses 88 Lieder sont disponibles sur la toile.

Fischer-Dieskau : Lied 1850-1950
Fischer-Dieskau : Lied 1850-1950

II. Le lied orchestral (Orchesterlieder)

Le Lied pianistique a fait fortune, au 19ème siècle, en particulier auprès d'un public amateur de soirées musicales intimistes. Les compositeurs y ont vu un moyen de subsistance non négligeable pour un investissement somme toute raisonnable, certains écrivant des Lieder par douzaines en un temps limité. Le Lied orchestral n'est apparu que plus tard, partiellement en réponse à une attente des Sociétés de Concerts lassées de programmer les mêmes airs d'opéra entre deux oeuvres symphoniques.

Du point de vue du compositeur, le Lied orchestral est davantage chronophage, requérant le temps de l'instrumentation. Ni Schubert ni Schumann ni Brahms ne l'ont pratiqué; par contre Wolf s'y est essayé et Strauss l'a inondé de chefs-d'oeuvre. Curieusement, un grand nombre de musiciens moins importants se sont également lancés dans l'aventure, souvent avec un certain succès. Les premiers Lieder orchestraux ont été publiés avec accompagnement de piano avant d'être orchestrés par l'auteur originel ou par un généreux collègue. A partir de Gustav Mahler, le genre est devenu largement autonome.

Si Schubert n'a jamais orchestré le moindre Lied, d'autres s'en sont ultérieurement chargés : Der Erlkönig a été revisité par Hector Berlioz et bien plus tard par Max Reger, Die Forelle a été orchestré (un brin bizarrement) par Benjamin Britten tandis que Ihr Bild l'a été par l'inattendu Anton Webern (Tous extraits d'un CD paru chez DGG. Un CD apparenté est également paru chez Pentatone).

On prête éventuellement à Franz Liszt l'initiative d'orchestrer des Lieder antérieurs (Es war ein König in Thule : version avec piano et version avec orchestre). C'est difficilement vérifiable tant le compositeur a embrouillé la datation des versions successives de ses oeuvres. On pourrait tout aussi bien en créditer son collègue, ami et protégé, Hector Berlioz (1803-1869) dont le premier essai a été la capiteuse mélodie, La Captive (1832, orchestrée en 1834) et la plus grande réussite, le cycle magistral des Nuits d'été (1841, orchestré en 1856).

Les Wesendonck Lieder de Richard Wagner (1813-1883), déjà évoqués ci-avant, ne sont guère joués de nos jours que dans la version orchestrée par le grand chef Felix Mottl (1856-1911). Les adorateurs de Wagner qui ne craignent pas les enregistrements anciens et l'indigence des orchestres anémiques ne jurent que par l'enregistrement de Kirsten Flagstad. Les autres ont l'embarras du choix tant cette oeuvre a été enregistrée un grand nombre de fois (Anne Sofie von Otter ou Jessye Norman).

Fasciné par les sortilèges wagnériens, Hugo Wolf s'est attelé à l'orchestration d'oeuvres antérieures (Somptueux Florilège, Michelangelo Lieder). Un autre enregistrement tout aussi essentiel est paru chez Harmonia Mundi et proposant 24 Lieder pour orchestre, dont Prometheus. Ces versions orchestrales constituent sans doute l'accès le plus recommandé à l'univers de Wolf.

Richard Strauss a atteint les sommets lorsqu'il a orchestré une trentaine de ses propres Lieder, magnifiant en particulier la voix féminine comme personne ne le fera sans doute plus jamais : écoutez Ständchen chanté par Renée Fleming ou encore Zueignung dans l'interprétation d'Elisabeth Schwarzkopf & George Szell. Voici encore un récital lumineux de 27 Lieder chantés par Felicity Lott. Strauss s'est surpassé dans les ultimes Vier letzte Lieder, pierre de touche de toutes les grandes sopranos d'après-guerre. On s'est beaucoup chamaillé pour décréter quelle en était l'interprétation de référence en studio : les nostalgiques d'un passé qu'ils disent révolu continuent de célébrer la version historique d'Elisabeth Schwartzkopf, accompagnée un peu timidement (à mon goût) par Georges Szell mais depuis 1956, la concurrence est devenue rude entre Jessie Norman, Gundula Janowitz et Renée Fleming. Mon avis compte peu en objectivité car je suis inconditionnel de Janowitz quand c'est Karajan qui la dirige : après tant d'années, je trouve cet alliage tout simplement miraculeux.

Gustav Mahler (1860-1911) a été parmi les premiers à cultiver essentiellement le Lied orchestral. Seules exceptions, les 17 Lieder pianistiques du recueil Aus der Jugendzeit (1883. Certains, par exemple Ablosung Im Sommer, ont été revus, orchestrés et insérés ultérieurement dans le recueil Das Knaben Wunderhorn). Les autres cycles sont tous devenus plus ou moins célèbres : Das klagende Lied (1880), Lieder eines fahrenden Gesellen (1886), Das Knaben Wunderhorn (1901), Rückert Lieder (1902), Kindertotenlieder (1904) et enfin le monumental Das Lied von der Erde (1909). Réputée cultivée, belle, intelligente, indépendante d'esprit, Alma Mahler (née Schindler, 1879-1964) a souffert d'avoir sacrifié sa vie artistique à la carrière de son illustre mari. Il se dit qu'elle a composé une centaine de Lieder mais nous n'en connaissons réellement qu'une bonne douzaine qui ont été orchestrés par d'autres (ici par Julian Reynolds).

Mahler a fait des émules, en particulier le jeune Arnold Schönberg, aussi brillant dans la juste mesure (6 Lieder opus 8) que dans la folle et géniale démesure (Gurrelieder, une centaine de minutes requérant une partition s'étalant sur plus de 40 portées !). N'omettez pas les 4 Lieder opus 22 : bien qu'ils participent de l'atonalité libre, ils conservent un réel pouvoir de persuasion. Alexandre von Zemlinsky (1871-1942), beau-frère de Schönberg, a également composé quelques Lieder orchestraux rassemblés sur un bel enregistrement paru chez EMI (6 Gesange opus 13, le premier d'inspîration clairement mahlérienne). Parmi les élèves de Schönberg, Alban Berg, plutôt lyrique (Sieben frühe Lieder, 5 Orchesterlieder opus 4) pourrait vous convaincre davantage qu'Anton Webern, qui ne s'est guère soucié de ménager la voix de ses interprètes, leur imposant des écarts de notes sans autre nécessité que celle de satisfaire les règles sérielles (3 Orchesterlieder).

Ces modèles intimidants ne doivent pas nous faire oublier des musiciens sans doute moins connus mais parfaitement à l'aise dans le genre du Lied (Certains déjà mentionnés dans la première partie) :

Une remarque finale s'impose enfin : à mesure qu'il a progressé en modernité, le Lied a inévitablement perdu sa vocation lyrique. Il en résulte que l'amateur de Lied attaché à l'expression de sentiments (post)romantiques est sans doute condamné à naviguer entre 1800 et 1950. Ceci n'est cependant guère une limitation tant le répertoire est immense et encore largement sous-exploré même chez les "compositeurs phares".