Interprètes actuels

Hervé Niquet, le Concert Sprituel et J. Bodin de Boismortier

La période de l'histoire de France connue sous le nom de Régence (1715-1723) désigne le court interrègne séparant la mort de Louis XIV de la majorité régnante de Louis XV. En musique, elle a libéré les compositeurs français des contraintes imposées par le Roi-Soleil. Celui-ci avait commandé à son intendant (italien !) Jean-Baptiste Lully de concevoir un style musico-théâtral spécifiquement français, qui devait être à l'Académie Royale de Musique ce que la Tragédie classique était déjà à la Comédie française. Afin d'assurer le succès de l'entreprise, il avait marginalisé les musiciens italiens qui gagnaient progressivement la France, les contraignant à ne se produire que sur des scènes secondaires. Ces italiens ne venaient pourtant pas les mains vides, important les nouveaux instruments de la grande famille du violon crémonais ainsi qu'une manière plus naturelle de chanter les amours humaines plutôt que celles des héros d'une Antiquité surannée. Au décès de Louis XIV, en 1715, le Régent (Philippe d'Orléans) a relâché les contraintes existantes, incitant les musiciens de tous bords à quitter Versailles pour Paris et ses salons; une page d'histoire musicale était en train d'être tournée.

Cette chronique se penche, en particulier, sur le cas de Joseph Bodin de Boismortier, un curieux bonhomme qui a réussi l'exploit de vivre confortablement de sa musique en dehors de tout mécénat. Son oeuvre, longtemps méconnue, revit aujourd'hui grâce, en particulier, au travail d'Hervé Niquet, un chef dynamique et un découvreur inlassable de chefs-d'oeuvre oubliés.

Hervé Niquet et le Concert spirituel

Hervé Niquet
Hervé Niquet

Né dans les Hauts-de-France, Hervé Niquet est avant tout actif dans la défense du grand baroque français. Claveciniste de formation mais aussi chanteur (Il a été ténor au sein de l'ensemble "Les Arts florissants" jusqu'en 1986), il a fondé, en 1987, son propre ensemble "Le Concert spirituel", avec comme objectif d'explorer les oeuvres peu connues du répertoire.
Volontiers farceur voire frondeur (Cf ses billets hebdomadaires sur France-Musique, en 2016), il n'a pas craint de confier la mise en scène de King Arthur d'Henry Purcell aux fantaisistes, Corinne et Gilles Benizio, alias Shirley & Dino (Spectacle donné, en 2008, au Festival d'été de Radio-France, à Montpellier). A l'occasion, il n'a pas hésité à monter sur scène pour quelques intermèdes divertissants de son invention, histoire de rappeler aux spectateurs amusés qu'il demeure un excellent ténor léger. On annonce - donc on attend - la même équipe dans une production de Platée, de Jean-Philippe Rameau, tout un programme ! Je vous rassure immédiatement, en dehors de ces moments de fantaisie où il se (nous) fait plaisir, Hervé Niquet est un acteur extrêmement sérieux de la vie musicale.

Le Concert spirituel
Le Concert spirituel

Hervé Niquet a emprunté l'appellation "Le Concert spirituel" à la première société de concerts privés, fondée en France, en 1725, par Anne Danican Philidor (1681-1728), hautboïste du Roi (et demi-frère de François-André Danican Philidor, musicien lui aussi mais davantage connu pour sa maîtrise du jeu d'échecs). A l'origine, cette société a bénéficié d'un accord passé avec l'Académie Royale de Musique, l'autorisant à organiser une série de concerts publics sous réserves, primo, de ne pas concurrencer les représentations officielles, seules permises en-dehors des périodes religieuses et de carême, et secundo, d'éviter les pièces chantées en français. Concrètement, cela revenait à ne faire entendre, dans un premier temps (35 jours par an environ), que des oeuvres sacrées en latin. L'appellation "Concert spirituel" renvoie à ce schéma initial mais il convient de préciser qu'à partir de 1728, la musique instrumentale a été admise. L'institution a disparu en 1790, emportée par les débordements de la Révolution.

En tolérant cette institution, l'Académie Royale n'a pas vu (ou a feint de ne pas voir) qu'elle servait inévitablement de cheval de Troie aux italiens pressés d'investir la scène musicale française. De ce point de vue, elle a clairement contribué à préparer la Querelle des Bouffons (1752-54).

Les enregistrements d'Hervé Niquet

Le "Concert spirituel" (celui d'Hervé Niquet !) modifie sa géométrie en fonction du répertoire abordé, se déclinant sous la forme d'un ensemble de chambre, d'un choeur accompagné ou, le plus souvent, d'un grand orchestre avec solistes et choristes. En plus de 30 ans d'activité à ce jour, il a couvert un répertoire étendu aussi bien en concert qu'en studio. Plusieurs dizaines d'enregistrements sont parus (essentiellement) chez Glossa, Naxos, Alpha classics et Ediciones Singulares (Bru Zane). Il n'est pas facile de s'y retrouver, le site officiel de l'Ensemble étant largement incomplet, sans doute pour des raisons de licences commerciales (A tout prendre, préférez encore l'article Wikipedia, un comble !).

Tous ces enregistrements ne se valent pas. D'une part, l'ensemble a mis du temps à se forger un style versaillais irréprochable et d'autre part, ses incursions dans le répertoire étranger (Le Messie de Georg Friedrich Haendel, Gloria & Magnificat d'Antonio Vivaldi, Didon et Enée de Henry Purcell, etc) ne s'imposent pas avec évidence tant la concurrence est rude. L'inventaire qui suit ne tente donc pas d'être complet, préférant privilégier les contributions essentielles. Il ignore provisoirement l'oeuvre de Boismortier, qui fait l'objet d'une section à part (Cf infra).

  • Le Concert spirituel a suivi les traces de son illustre homonyme en donnant à entendre une sélection de motets latins signés, Jean-Baptiste Lully (3 volumes sont parus chez Naxos), Marc-Antoine Charpentier (4 volumes sont parus chez Naxos), Jean Gilles, Jean-Philippe Rameau et Henri Desmarest. Comme convenu, je ne garantis pas que le compte soit bon.
  • On doit à Hervé Niquet une exploration approfondie du genre de la Messe des Vivants, avec plusieurs oeuvres importantes (Messe de Monsieur de Mauroy, Missa assumpta est Maria, Messe à 8 voix, ...) de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) mais aussi quelques précieuses raretés dont la Missa Macula non est in te de Louis-Nicolas Le Prince, un musicien dont on ne sait rien si ce n'est qu'il fut actif à la cathédrale de Lisieux dans la seconde moitié du 17ème siècle. Hervé Niquet s'est penché avec autant d'attention sur l'Office des Morts, proposant quelques pièces aussi magnifiques que méconnues : Requiem de Jean-Paul Egide Martini (1741-1816), à la mémoire de Louis XVI, de Charles-Henri Plantade (1764-1839), à la mémoire de Marie Antoinette, de Pierre Bouteiller (1655-1717) et de Jean Gilles (1668-1705). Dans le même genre, il a fait quelques infidélités à la musique française : Messe à 40 voix d'Alessandro Striggio (1540-1592, démarrez en 14:52), Missa Si Deus pro nobis d'Orazio Benevolo (1605-1672) et plus près de nous, Requiem de Luigi Cherubini (1760-1842), à la mémoire du décidément fort (tardivement) regretté, Louis XVI.
    Messe de Charpentier
    Requiem de Bouteiller
  • Dans le domaine profane, Hervé Niquet s'est beaucoup investi dans l'opéra baroque français, privilégiant à nouveau des oeuvres peu connues : Callirhoé et Sémiramis d'André Cardinal Destouches (1672-1749), Persée de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Médée de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Le Carnaval de Venise d'André Campra (1660-1744), Sémélé de Marin Marais (1656-1728), Le Triomphe d’Iris de Nicolas Clérambault (1676-1749), Castor et Pollux et Pigmalion de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Quant à Armide, l'ultime chef-d'oeuvre de Lully, il l'a produit dans la version revue (modernisée pourrait-on dire), en 1778, par François Francœur (1697-1787) et jamais créée sur scène ni ailleurs.
    Armide de Lully
    Andromaque de Grétry
  • Comme l'on fait et le font encore nombre de ses collègues baroqueux (Harnoncourt, Gardiner, Herreweghe, etc), Niquet n'hésite pas à faire des incursions dans le répertoire (pré)classique. Il a ainsi ressuscité Andromaque, le brillant chef-d'oeuvre d'André-Modeste Grétry (1741-1813), puis son nettement plus banal Richard Coeur de Lion, enfin Sémiramis de Charles-Simon Catel (1773-1830).
  • A partir de 2009, il s'est aventuré en plein 19ème siècle, à la faveur d'une collaboration avec le Palazetto Bru Zane, à Venise, une institution qui se consacre aux oeuvres romantiques françaises négligées. Son poste de chef invité du Vlaams Radiokoor (Choeur de la radio Flamande), effectif entre 2011 et 2019, et sa proximité avec le Brussels Philharmonic, lui ont permis de concrétiser quelques réalisations importantes dans le cadre de ce mécénat (Pour d'autres nouveautés à venir, reconsultez le site en évolution constante de la Fondation Bru Zane) :
    - Des opéras : Herculanum de Félicien David (1810-1876), Dimitiri de Victorin Joncières (1839-1903), L'île du Rêve de Reynaldo Hahn (1874-1947) et La Reine de Chypre de Fromental Halévy (1799-1862).
    - Des Portraits (sous forme de CD-livres) de musiciens nettement sous-estimés, proposant, par exemple, la brillante Symphonie n°2 de Théodore Dubois (1837-1924), le plaisant cycle vocal La légende des Ours et le beau Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll (1846-1925) ou encore la Symphonie n°3 de Félicien David (1810-1876).
    - L'enregistrement progressif des meilleures contributions (Cantates et envois de la Villa Médicis) des lauréats du Grand Prix de Rome dont la plupart dormaient en bibliothèque (Claude Debussy, Camille Saint-Saëns, Gustave Charpentier, Max d'Ollone, Paul Dukas, Charles Gounod).

Joseph Bodin de Boismortier

L'homme ...
Joseph Bodin de Boismortier
Joseph Bodin de Boismortier

Malgré son nom à rallonge, Joseph Bodin (1689-175) n'a jamais été noble; Boismortier est un sobriquet hérité de son père, ancien militaire reconverti dans la confiserie. Celui-ci espérait sans doute que son fils reprendrait le commerce familial et il ne s'attendait guère à ce qu'il s'intéresse à la musique au-delà de son engagement à la maîtrise de la cathédrale de Metz. C'est pourtant là que son destin a basculé, en 1702, lorsqu'il a été remarqué par Joseph Valette de Montigny, obscur maître de Musique de Jean-Baptiste Louis Picon, Vicomte d'Andrezel, Conseiller du Dauphin et bientôt Ambassadeur du Roi à Constantinople. Grâce à l'action conjuguée de ces deux personnages, le jeune Joseph a pu s'extraire de l'emprise paternelle et quitter sa Lorraine natale, en 1713. Il a rejoint Perpignan avec en main une charge de contrôleur des tabacs et, en prime, la promesse d'un beau mariage avec la bien dotée nièce de Montigny, Marie Valette, 12 ans à l'époque (Il lui faudra quand même attendre 7 ans !).

Contrôler n'a pas dû l'absorber outre mesure car il n'a jamais cessé de s'occuper de musique, au point de bientôt pouvoir en vivre à temps plein. C'était très inhabituel à l'époque et il l'a fait de manière innovante en s'installant à compte d'auteur sans rien demander à personne, ni à l'Eglise ni à la Cour où il n'a de fait exercé aucune charge, même lorsqu'il est monté à Paris, vers 1724. Sans protecteur déclaré, il y a d'abord fréquenté les foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain, seuls lieux où les artistes marginaux (et italiens !) pouvaient exercer leur art, puis les salons de la Duchesse de Maine et ceux du fermier général, Alexandre Le Riche de la Popelinière, déjà mécène de Rameau. D'un naturel indépendant, Boismortier a brillé dans ces salons tel un bel esprit dans un monde passablement frivole. Bon vivant sachant se mettre en valeur en société, il n'a éprouvé aucune peine à faire entendre (et vendre !) sa musique, facile certes mais pleine de charme et d'invention.

Ses contemporains, furieux qu'on puisse composer pour de l'argent et envieux qu'on puisse en gagner autant (Il a fini par acquérir la belle propriété de la Gâtinellerie, à Roissy-en-Brie), n'ont pas manqué de le dénigrer. Ne pouvant le réduire au silence, ils ont répandu l'idée qui a largement persisté jusqu'à nos jours que sa musique ne volait pas très haut, oubliant d'ajouter qu'elle volait plutôt bien. C'est ici que nous retrouvons Hervé Niquet, toujours pressé d'entrer en scène pour renverser les faux préjugés.

... et son oeuvre

L'oeuvre de Boismortier comprend environ 130 recueils comportant chacun plusieurs pièces apparentées comme c'était l'usage à l'époque. C'est un catalogue important qui nécessite un tri pour les raisons exposées ci-avant. Hervé Niquet s'en est chargé avec beaucoup de goût :

  • Boismortier était réputé exceller à la flûte traversière mais il maîtrisait toutes sortes d'instruments ainsi que l'art de les combiner (hautbois, bassons, violes, violon(celle)s y compris quelques instruments rustiques, vielles et musettes, utiles aux divertissements faussement populaires). C'est donc sans surprise qu'il a publié un grand nombre de recueils de musique de chambre (Troisième Sonate à deux clavecins, opus 91). L'enregistrement le plus précieux à ce jour (paru chez Glossa) propose un florilège de "Sonates pour basses", puisées parmi les opus 14, 26, 31, 34, 40 et 50. Le fil conducteur du choix opéré par Niquet et ses instrumentistes a été de comparer les pièces écrites dans les styles français (Suite pour viole de gambe, opus 31) et italien (Sonates pour violoncelle, VI opus 34 et II opus 50). La Sonate III opus 14, est un autre exemple confié au basson..
    Sonates de Boismortier
    Ballets de Boismortier
  • La musique de divertissement est très présente chez Boismortier (Souvenez-vous qu'il en vivait !) : les 4 Ballets de Village et les Sérénades françaises proposent de fait une musique agréable dont certains fragments mélodiques évoquent clairement Rameau.
  • Boismortier a naturellement composé quelques Motets pour le Concert spirituel de l'époque et Hervé Niquet les a enregistré chez Adda (Fugit nox, oeuvre à succès régulièrement jouée le temps de Noël, est inexplicablement perdu).
  • Enfin Boismortier s'est essayé au théâtre lyrique en dépit du fait que son statut d'indépendant lui interdisait l'accès à la scène de l'Opéra royal. Il s'agit plus précisément du ballet chanté, Don Quichotte chez la Duchesse (1748) et de la (très réussie) scène pastorale, Daphnis et Chloé (1747). Une oeuvre antérieure, Les Voyages de l'Amour (1736), vient d'être enregistrée chez Glossa sous la direction de György Vashegyi; Daphné (1748) est perdue et Les 4 Parties du Monde (1752) est demeurée inachevée, le compositeur ayant déposé les armes, dépassé par le raz-de-marée du style italien.
    Don Quichotte de Boismortier
    Daphnis et Chloé de Boismortier

Sans aller jusqu'à prétendre que Boismortier ait fait partie des grands génies de l'Histoire de la Musique, reconnaissons qu'il y trouve plus aisément sa place que nombre de critiques de l'époque qui l'ont éreinté. De fait, les contemporains n'ont pas toujours été tendres avec lui, tel l'Abbé Raynal, en 1747 :

"Ce musicien, plus abondant que savant, plutôt mauvais que médiocre, s'est acquis dans son métier la même réputation que l'abbé Pellegrin avait dans Ie sien. Celui-ci était obligé de faire des vers pour vivre et est mort en poète; celui-là a fait une petite fortune par Ie grand nombre d'ouvrages qu'il a donnés au public. On les achète sans les estimer; ils ne servent qu'à ceux qui commencent à jouer des instruments ou à quelques tristes bourgeois dans les concerts dont ils régalent leurs voisins et leurs compères".

Il est regrettable que des critiques bien plus récents aient répété ce qu'ils avaient lu sans explorer davantage et on appréciera d'autant mieux les initiatives d'Hervé Niquet, qui n'a pas hésité à prendre le risque de mettre son talent au service d'un musicien certes léger mais parfaitement estimable.