Compositeurs négligés

Bartók, une modernité exemplaire

Béla Bartók (1881-1945) et Igor Stravinsky (1882-1971) ont dominé le versant pseudo-tonal de la modernité naissante en musique (Années 1900-1945). A leurs côtés, Arnold Schönberg (1874-1951) a incarné le versant atonal (libre ou codifié), tandis que, une et deux générations plus tard, Dimitri Schostakovitch (1906-1975) puis Alfred Schnittke (1934-1998) ont complété le palmarès d'excellence du siècle révolu en revisitant le cadre pseudo-tonal, chacun à leur manière.

Béla Bartók
Béla Bartók

Cette chronique répond antisymétriquement à celle consacrée au Stravinsky tardif : alors que chez Stravinsky, ce sont les dernières oeuvres qui demeurent méconnues du public, c'est tout le contraire chez Bartók dont les oeuvres tardives, très respectueuses des oreilles frileuses, ont préférentiellement capté les faveurs du grand public. Par contre, ses oeuvres médianes (injustement) jugées plus agressives, ont suscité davantage de méfiance et par contagion, ce sont toutes les oeuvres de jeunesse qui ont fait les frais d'amalgames négatifs. Cette chronique dresse un inventaire chronologique des oeuvres de Bartók en insistant sur celles qui sont davantage délaissées. Avec un peu de persévérance, on découvre un catalogue exemplaire, révélations garanties !

Premiers pas

Le jeune Bartók est né au sein d'une communauté magyare, à Nagyszentmiklós, aujourd'hui Sânnicolau Mare, en Roumanie. Initié au piano par sa mère, il s'est révélé doué au point de composer et de jouer des oeuvrettes, dès l'âge de 11 ans. A 20 ans, il maîtrisait suffisamment son instrument pour envisager une carrière de soliste. En 1905, il s'est présenté au Concours Anton Rubinstein qui décernait deux prix tous les 5 ans depuis 1890, l'un en composition et l'autre en interprétation. Bartók a participé aux deux sessions. Il a échoué à la deuxième place en interprétation ce qui, en soi, demeurait fort honorable si l'on considère que c'est Wilhelm Backhaus qui l'a emporté. Il a été encore moins heureux en composition, sa Rhapsodie (opus 1, version primitive pour piano solo) n'ayant pas été primée, d'ailleurs aucun prix de composition n'a été décerné cette année-là. C'est l'échec au concours d'interpétation qui l'a le plus déçu au point qu'il a abandonné ses prétentions à une carrière de soliste international, ne se produisant plus qu'occasionnellement, pour créer et défendre ses nouvelles compositions. La musique avait peut-être perdu un virtuose mais elle avait surtout gagné un compositeur qui allait marquer son demi-siècle. Quant à l'infortunée Rhapsodie, elle a continué à être défendue par son auteur, mais dans une version orchestrale révisée.

Notes. 1) Le concours Anton Rubinstein n'a connu que 5 éditions entre 1890 et 1910. Il a ressuscité en 2003, en Allemagne, avec la même appellation mais sous la forme d'une épreuve unique, pour piano. Il existe également un concours Nikolaï Rubinstein qui en sera à sa 15ème édition en 2020. Ne confondez pas Anton Rubinstein (1829-1894) qui était Directeur du Conservatoire de St Pétersbourg avec son frère Nikolaï Rubinstein (1835-1881), qui occupait le même poste au Conservatoire rival de Moscou. Il existe encore un Concours Arthur Rubinstein (1887-1982), du nom du pianiste bien connu et sans rapport de parenté avec les précédents. 2) Wilhelm Backhaus a été adulé par ceux qui ont vu en lui le représentant le plus illustre de la grande tradition germanique. Les arguments n'ont de fait pas manqué, à commencer par ses interprétations devenues légendaires des Sonates de Beethoven, particulièrement les dernières (opus 109). En revanche, l'homme a été sévèrement critiqué pour ses accointances un peu trop voyantes avec le régime nazi. On prête même à Arthur Rubinstein cette "révélation" qu'en 1905, le classement du concours a "fatalement" été truqué; la théorie du complot n'a décidément pas d'âge.

Trajectoire musicale

Vers la fin du 19ème siècle, la Hongrie n'était pas encore affranchie d'une alliance forcée avec l'Autriche (Elle ne sera indépendante qu'en 1918). Au plan culturel, en particulier musical, elle était en quête d'un sursaut lui assurant sa place dans le concert des nations européennes. Pour ce faire, il lui fallait un grand compositeur authentiquement magyar. Certes Franz Liszt (1811-1886) demeurait un sujet de fierté nationale mais l'illustre pianiste s'était montré trop proche de l'Allemagne, singulièrement aux côtés de Richard Wagner, pour prétendre incarner le renouveau attendu. Il a de fait fallu attendre deux générations pour que trois jeunes musiciens, Ernö von Dohnanyi (1877-1960), Béla Bartók (1881-1945) et Zoltan Kodaly (1882-1967), réveillent les espoirs et des trois, c'est Bartók qui s'est imposé, non seulement en Hongrie mais dans le monde entier.

Initialement la réputation grandissante de Bartók a reposé sur un malentendu. On attendait de lui qu'il devienne un nouveau Brahms (Celui des Danses hongroises ?), étrange façon de répondre à la domination germanique ! Dans un premier temps, l'intéressé a semblé aller dans le sens attendu (Andante en la majeur (DD70, 1902, une page d'album qui montre le musicien parfaitement à l'aise dans la rêverie romantique) sauf qu'il a rapidement emprunté les pas de Richard Strauss (1864-1949), un autre musicien allemand alors en pleine ascension. Kossuth (SZ21, 1903) puise précisément à la source des poèmes symphoniques de Strauss et de Liszt. Bartók n'a heureusement pas tardé à comprendre qu'il valait mieux devenir un premier Bartók qu'un second Strauss, bref qu'il devait trouver sa voie. C'est ce qu'il a fait pendant 40 ans, au service d'une oeuvre pas immense mais quasiment exempte de déchet.

Editer le catalogue des oeuvres de Bartók n'a pas été une mince affaire : outre un compositeur peu pressé de collaborer, on ne compte pas moins de trois intervenants indépendants ! Scrupuleux à l'extrême, Bartók a souvent retardé l'impression définitive de ses oeuvres, au grand dam de ses éditeurs. Ecartant des oeuvres de jeunesse au motif que leur esthétique rétro pouvait nuire aux oeuvres plus récentes mais aussi opérant de fréquentes révisions dans les oeuvres qui conservaient grâce à ses yeux (Orchestration ultérieure, changement d'instrumentation, élagage des passages jugés trop bavards, etc), il a de fait contrarié une numérotation conventionnelle, par numéros d'opus. Après l'avoir commencée (avec la Rhapsodie, opus 1), il l'a finalement abandonnée, vers 1920, laissant à d'autres le soin de s'y retrouver. Trois musicologues se sont dévoués à cette tâche, marquant éventuellement un inventaire à peu près complet du sceau de leurs initiales, une façon comme une autre de passer à la postérité ! La numérotation principale est due à András Szőllősy (SZ). Elle a été revue par László Somfai (Modeste, il n'a pas utilisé le sigle LS mais BB !) et complétée lorsque cela s'est avéré nécessaire par Denijs Dille (DD), un ecclésiastique belge (très) proche du compositeur dès 1937 et reconverti dans la défense de son oeuvre à la tête des Archives Bartók (Budapest). Ces numérotations alternatives ne différencient pas toujours les remaniements successifs que le compositeur a fait subir à ses oeuvres : ainsi, la Suite n°2, opus 4 (ou SZ34 ou encore BB40 !), achevée en 1907 mais remaniée en 1920 puis en 1943, a invariablement conservé la même numérotation. Voilà qui n'est pas de nature à simplifier la tâche des éditeurs discographiques qui doivent décider quelle version ils envisagent d'enregistrer. En pratique, ils optent généralement pour la dernière en date, présumée plus conforme aux voeux du compositeur. Toutefois, dans la présentation suivante, la date mentionnée est toujours celle de l'oeuvre primitive.

Le catalogue des oeuvres principales de Bartók est détaillé ci-après, en suivant l'ordre chronologique et en insistant sur les oeuvres moins connues. Les oeuvres vocales d'inspiration populaire et les oeuvres didactiques, moins essentielles, font l'objet d'une simple citation in fine.

Les années d'apprentissage (1898-1907)

On nomme ainsi les années d'étude passées à l'Académie Franz Liszt de Budapest et les deux ou trois années qui ont suivi. Patriote dans l'âme, Bartók a consenti, dans un premier temps, à répondre aux attentes des instances culturelles de son pays : 1) forger une musique nationale capable de figurer honorablement dans le courant romantique européen et 2) l'asseoir sur des traditions magyares présumées authentiques telles, par exemple, celles que Franz Liszt avait magnifiées dans ses célèbres Rhapsodies Hongroises. Cette adhésion docile n'a cependant (heureusement !) pas duré plus qu'il n'était nécessaire.

A ses débuts au Conservatoire, Bartók s'est cherché des modèles susceptibles de guider ses premiers pas en romantisme et c'est assez naturellement vers Liszt, Brahms et Strauss qu'il s'est tourné. Toutes les oeuvres écrites à cette époque, voire même avant, ne nous sont pas parvenues (Deux Quatuors perdus et plusieurs Sonates inédites, pour piano et pour violon & piano). Le compositeur a contribué à ces lacunes, ayant considéré que les oeuvres concernées étaient trop ancrées dans une esthétique fin de siècle. Voici quelques oeuvres datant de cette période dont certaines sont heureusement disponibles à l'écoute :

  • Quatuor à clavier en ut mineur (SZ9, 1898) (Part I, Part II, Part III, Part IV). Le Quatuor Notos, en possession du manuscrit autographe que l'on croyait perdu, a fait le travail d'édition nécessaire : bravo à eux ! Les deux oeuvres suivantes ont eu moins de chance.
  • Sonate pour piano (BB12, 1898).
  • Quatuor à cordes (BB17, 1899).
  • Scherzo (SZ16, 1902) est un mouvement pour une symphonie jamais achevée. Bartók projetait une symphonie complète mais il a abandonné les esquisses des trois autres mouvements, butant en particulier sur la difficulté de construire un mouvement lent (adagio) à la fois lyrique et moderne. L'ami fidèle, Denijs Dille (1904-2005), ne s'est pas posé tant de questions dans sa reconstitution basée sur les ébauches en sa possession.
  • L'année 1903 montre le pianiste Bartók en pleine action dans les superbes Quatre Pièces (BB27) : n°1 (Etude pour la main gauche), n°2 (Fantaisie 1), n°3 (Fantaisie 2), n°4 (Scherzo).
  • Sonate pour violon & piano (DD72, 1903), à ne pas confondre avec les deux sonates de maturité (Cf infra).
  • Kossuth (SZ21, 1903) est la première oeuvre ambitieuse de Bartók. C'est un poème symphonique à la gloire de Lajos Kossuth (1802-1894), l'un des artisans de la libération avortée de la tutelle autrichienne (1849). Cette oeuvre, digne héritière des Poèmes symphoniques de Liszt et de Strauss, a été créée l'année suivante, à Budapest, sur les recommandations enthousiastes du grand chef, Hans Richter. Bien qu'ayant grandement contribué à asseoir la gloire naissante du compositeur, elle n'a été rejouée que 57 ans plus tard, l'auteur était mort depuis 16 ans !
  • Quintette à clavier (SZ23, 1904) : ne manquez pas ce merveilleux enregistrement de concert, emmené par l'impétueuse Janine Jansen.
  • Rhapsodie, opus 1, pour piano & orchestre (SZ27, 1904), version orchestrale de l'oeuvre (pour piano solo) non primée au Concours Rubinstein (Cf supra).
  • Scherzo (Burlesque), opus 2, pour piano & orchestre (SZ28, 1904). Le sous-titre se réfère sans doute à l'oeuvre homonyme de Richard Strauss (Burlesque). L'oeuvre a été sabotée, lors des premières répétitions, par un orchestre effrayé par tant de complexité et sa partition n'a jamais été publiée du vivant du compositeur (elle ne l'a été qu'en 1961).
  • Deux Suites pour grand orchestre ont clos cette époque transitoire : Suite n°1, opus 3 (1905, révisée en 1920) et Suite n°2, opus 4 (1907, révisée en 1920 puis encore en 1943). Selon le point de vue que l'on adopte, elles incarnent le romantisme finissant (n°1) ou le modernisme (timidement) naissant (n°2, de fait nettement plus intéressante; écoutez son allegro scherzando, en particulier son fougueux fugato en 2:50). Pour l'auditeur actuel, qui en a entendu d'autres, les audaces de la Suite n°2 paraissent sages mais ce ne fut pas l'avis des observateurs de l'époque : ils sont restés perplexes devant tant (?) de nouveautés qu'ils ne demandaient pas. Ultérieurement, ils les ont évidemment regrettées lorsque le style du compositeur s'est durci ! Quoi qu'il en soit, Bartók ne s'est guère déclaré satisfait de ces Suites au point de leur faire subir un ou deux liftings aux dates de révision mentionnées, essentiellement de nombreuses coupures. Il redoutait en particulier que leur style facile nuise aux oeuvres plus audacieuses qu'il avait en chantier. Actuellement, on joue en principe ces oeuvres dans les versions révisées (quand on les joue !).
La recherche d'un folklore authentique (1905-1914)

Bartók n'a jamais douté de la richesse du patrimoine des musiques populaires d'Europe centrale et il a très tôt soupçonné que l'idée qu'on s'en faisait à Budapest relevait d'une confusion avec les musiques tziganes. Il était également conscient qu'une tradition authentique est indissociable de sa pratique, vocale ou instrumentale, par les ensembles amateurs actifs en des endroits parfois fort reculés. Avec l'aide de fonds publics, il a donc arpenté l'Europe centrale, en compagnie de son collègue et ami, Zoltan Kodaly (Hongrie, à partir de 1905, Slovaquie entre 1906 et 1909, Roumanie entre 1909 et 1914 et même une incursion en Afrique du Nord, en 1913). Muni d'un enregistreur de première génération, il a archivé et noté tout ce qu'il a entendu.

Une partie de son oeuvre a puisé dans cette mine, soit en instrumentant à la lettre des airs entendus (3 airs populaires hongrois du district de Csik) soit en orchestrant d'autres et en les réunissant au sein de cycles cohérents (Esquisses hongroises, BB103, Chants paysans hongrois, BB107, Suite de danses roumaines, BB61 & 76, ou transylvaniennes, BB102), soit en en forgeant de nouveaux de toutes pièces (Improvisations sur des mélodies hongroises, SZ74). Un usage plus savant a aussi consisté à isoler des cellules élémentaires caractéristiques, mélodiques et/ou rythmiques, et à les greffer sur des constructions autonomes où elles passent plus facilement inaperçues auprès d'auditeurs non préparés. En particulier, le compositeur a (re)découvert (les vertus de) la gamme pentatonique, ce que Debussy avait déjà fait à partir de musiques extrême-orientales. Enfin, il a analysé les "maladresses" observées dans le jeu des paysans-musiciens-virtuoses, prenant conscience que loin de nuire à leur musique, elles la pimentaient. Il en a tiré de précieux enseignements dans sa gestion de la dissonance.

En utilisant ces diverses musiques populaires dans quelques compositions savantes, Bartók a inventé ce qu'on a fini par appeler son folklore imaginaire (Suite de Danses, 1923 et Rhapsodies n°1 & n°2 pour violon & piano, 1928). Les autorités officielles n'ont guère apprécié que les traditions slovaques et roumaines aient régulièrement été mises sur un pied d'égalité avec la tradition magyare mais le compositeur, porté par le succès international rencontré par la Suite de Danses, a ignoré ces reproches, quitte à perdre ses subsides. D'ailleurs il s'est progressivement désolidarisé des recommandations émises par le régime en place dans une Hongrie faisant, à ses yeux, de moins en moins bon usage de son indépendance.

La purification du style
Stefi Geyer
Stefi Geyer

Une oeuvre, le Concerto n°1, pour violon (SZ36, 1908), semble avoir joué un rôle déterminant dans l'évolution stylistique du compositeur. La partition a longtemps disparu de la circulation au point qu'on la croyait perdue. Elle était en fait en possession de la violoniste, Stefi Geyer (1888-1956), un amour de jeunesse qui avait reçu l'oeuvre en dédicace. Ce cadeau magnifique n'a pas eu l'effet escompté et la Belle a rapidement mis un terme aux attentes du musicien. Bien qu'elle n'ait jamais joué l'oeuvre, elle a conservé la partition avant de la confier au chef Paul Sacher. Celui-ci a créé l'oeuvre, en 1955, avec le concours du violoniste  Hansheinz Schneeberger  (1926-2019). Ce concerto est en deux mouvements seulement, ce qui est inhabituel. Sensés honorer "La Femme" (Premier mouvement, en 0:36) et "L'Artiste" (Second mouvement, en 9:35), ils sont déclinés avec une noble retenue qui force l'admiration. Il existe aujourd'hui beaucoup d'enregistrements de ce concerto mais bien peu égalent en intensité la version parfaitement idiomatique de Dénes Kovács (Budapest Philh. Orch., Dir. András Kórodi), parue en son temps chez Hungaroton.

Bon prince (charmant), Bartók n'a jamais réclamé le retour de sa partition. Il s'est toutefois autorisé à réutiliser le matériau du premier mouvement dans le premier des Deux Portraits, opus 5 (1908), sous-titré "Idéal" pour des raisons que l'on devine. Le second portrait, intitulé "déformé", est sans doute le commentaire désabusé ou ironique d'un amoureux éconduit. C'est en tous cas un recyclage pour orchestre de la dernière des 14 Bagatelles pour piano (opus 6, 1908).

L'adieu au romantisme (1908-)

Bartók a progressivement pris conscience qu'il devait cesser d'écrire la musique qu'on attendait de lui et qu'il lui fallait trouver et suivre sa voie. Rompant définitivement avec le romantisme finissant, il a cherché quelques nouveaux principes ouvrant la voie vers une tonalité élargie. Il aurait pu, par exemple, emboîter le pas à Claude Debussy (1862-1918) dont il partageait désormais l'intérêt pour les gammes pentatonique (Cf supra) et c'est bien cette influence que l'on perçoit à l'écoute du premier des Deux Tableaux (impressionnistes !) pour orchestre (opus 10, 1910). Il aurait pu également suivre les traces du premier Schönberg comme dans les Quatre Pièces, pour piano (opus 12, 1912), présentées ici dans leur version orchestrale de 1921. Bartók admirait Schönberg pour la facilité avec laquelle il renonçait à toute forme de répétition mais il ne l'a pas suivi dans la direction dodécaphonique, préférant gérer autrement la dissonance.

Note. Tous les compositeurs actifs à cette époque et ne souhaitant pas suivre la voie atonale extrême explorée par Schönberg ont été confrontés au problème de réinventer l'harmonie musicale, au moins partiellement. S'il était clair pour tout le monde que la modernité, au moins l'idée qu'on s'en faisait passait par une rupture avec la théorie harmonique classique, il était tout aussi clair que plusieurs issues étaient envisageables (Gammes par tons entiers chez Debussy, polytonalité chez Milhaud, modes exotiques chez Messiaen, etc).

Relations tonales
Relations tonales

Bartók s'est attelé à la tâche d'élargir les rapports pouvant exister entre les tonalités classiques. Dans l'harmonie classique une tonalité majeure (do, par exemple) est immédiatement corrélée à sa tonalité mineure relative (la) au motif que les notes utilisées sont les mêmes (Cf Gammes & Tempéraments). De plus, il est bien connu que la note de degré I, la Tonique (T = do), entretient des rapports consonants privilégiés avec celles qui l'encadrent immédiatement dans le cycle des quintes, la Dominante (D = sol), de degré V, et la Sous-Dominante (SD = fa), de degré IV. La figure précédente rappelle le statut du triplet {SD,T,D} ({fa,do,sol}, dans l'exemple) dans la théorie classique : les tonalités relatives (soulignées en rouge) s'obtiennent par simple translation de la fenêtre de trois cases vers la droite. Bartók a étendu ce système en repartant de la note "la" comme tonique suivante, dont le relatif est fa#, puis en poursuivant de même avec les notes anharmoniques ré#=mib mais sans aller plus loin puisqu'on retomberait sur le do initial. Au bilan, dans le système bartokien, le ton de do possède trois relatifs (mib, la, fa#) au lieu d'un seul (la).

Relations tonales

La figure ci-contre illustre la synthèse des relations tonales opérée par Bartók. Elle se résume à quatre systèmes d'axes approximativement orthogonaux qui couvrent tous les cas de figure, les axes noirs se rapportant à l'exemple traité. Les Quatre Pièces pour orchestre opus 12, déjà évoquées, sont précisément construites autour des tonalités de mi, sib, sol et do# (Axes rouges sur la figure). Vous trouverez davantage de détails techniques dans l'ouvrage fouillé d'Ernő Lendvai, Béla Bartók : An Analysis of His Music (Kahn & Averill, 1971).




  • Le Quatuor à cordes n°1 (opus 7, 1909) est chronologiquement la première oeuvre radicale de Bartók. Il se présente comme l'oeuvre salvatrice après la déception amoureuse. Il commence par une fugue lente (comme le 14ème Quatuor de Beethoven !) dont le motif initial de 4 notes rappelle symboliquement celui qui ouvre le second mouvement du Concerto n°1. Il se poursuit par un allegretto encore douloureux puis il accélère sa course vers un finale libérateur de l'amour déçu.
  • Il a fallu attendre 8 ans pour que le compositeur revienne au genre quatuor avec un égal bonheur. Le Quatuor à cordes n°2 (opus 17, 1917), en 3 mouvements comme le premier, a inauguré la structure en arche, lent-vif-lent, vers laquelle le compositeur est régulièrement revenu. Le mouvement intermédiaire (en 10:15) offre un bel exemple de l'usage différé et transcendé d'une musique populaire.

Les trois oeuvres scéniques importantes de Bartók ont été composées vers la même époque. Bénéficiant des talents d'orchestrateur de Bartók, il n'est pas étonnant qu'elles aient fait partie des oeuvres que (l'encore jeune) Pierre Boulez a d'emblée voulu diriger. Il y a fait des merveilles.

  • Le Château de Barbe-Bleue (opus 11, 1911) est l'unique opéra de Bartók, sur un livret de Béla Balázs (d'après  Maurice Maeterlinck), un dramaturge et activiste hongrois impliqué dans une révolution éphémère et manquée qui lui a valu l'exil (Bartók est resté fidèle à son librettiste préférant retirer son opéra de l'affiche plutôt que de rayer le nom de Balázs comme cela lui a été demandé). C'est une grande réussite à l'écart de tout ce qui s'est fait dans le genre. Ramassé en un seul acte, il ne tolère aucune note inutile dans un faux dialogue entre deux êtres cherchant une réponse impossible à leurs questionnements personnels. Cette oeuvre met en scène un Barbe Bleue repentant en présence de sa nouvelle épouse, Judith, qui ne le juge pas mais veut comprendre, au risque d'y laisser sa vie, ce qui est arrivé à celles qui l'ont précédée (Un prologue parlé requiert la participation d'un récitant mais n'apportant rien d'essentiel, il est souvent omis). Ce drame de la culpabilité et de la curiosité par delà l'amour et la mort est un pur chef-d'oeuvre qui exige une interprétation parfaitement idiomatique, que vous trouverez plus sûrement dans quelques versions historiques. Comparez et faites votre choix personnel parmi les trios suivants : Christa Ludwig-Walter Berry-István Kertész, Hertha Töpper-Dietrich Fischer-Dieskau-Ferenc Fricsay et Tatiana Troyanos-Siegmund Nimsgern-Rafael Kubelík. Parmi les versions plus récentes, celle du trio Anne Sofie von Otter-John Tomlinson-Bernard Haitink a bonne réputation mais elle ne possède pas le caractère d'urgence des deux premières citées (Sautez l'éventuelle introduction parlée).
  • Le Prince de Bois (opus 13, 1916) est un ballet pantomime également composé sur un argument de Béla Balázs. On y nage en plein symbolisme en vivant les tourments d'un prince amoureux empêché de rejoindre sa Belle suite aux sortilèges d'une fée contrariante. Pour attirer son attention au loin, il façonne un arbre à son effigie et la manoeuvre réussit sauf que la Dame s'éprend ... du Prince de Bois (Je rassure les âmes sensibles elle se rendra vite compte de sa méprise et tout finira bien !).
  • Le Mandarin merveilleux (opus 19, 1919, révisé en 1924 et 1935) est une pantomime en un acte qui a provoqué un énorme scandale lors de sa création. La partition a en effet troublé les esprits par son caractère violemment expressionniste (On change de registre !), l'occasion de coller au plus près d'un argument scabreux : une bande de loubards utilise une femme de petite vertu pour attirer des gogos et les dévaliser. Tout se déroule comme prévu jusqu'à ce que surgisse un riche mandarin qui s'éprend de la Belle et la poursuit de ses assiduités. Les loubards tentent de le neutraliser et même de le tuer mais il renaît à chaque coup porté. La femme trouve finalement la parade en s'offrant à lui, après quoi il s'écroule raide mort.
Bartók pur et dur (1911-1936)

Le quart de siècle qui a suivi a vu la cristallisation du style caractéristique des années radicales du compositeur. Définitivement affranchi des séquelles du postromantisme, il a durci sa manière d'écrire en particulier au piano et au quatuor.

Le piano s'est fait de plus en plus percussif et c'est l'occasion d'entendre trois générations de pianistes hongrois particulièrement à l'aise dans ces rythmes brisés, György Sándor (1912-2005), Andor Földes (1913-1992), Géza Anda (1921-1976), Gábor Gabos (1930-2014) et Zoltán Kocsis (1952-2016) :

  • Allegro barbaro, pour piano (BB63, 1911), au titre si bien choisi, inaugure la nouvelle manière avec laquelle Bartók entendait faire sonner son piano. Cette courte pièce existe également dans une version pour deux pianos.
  • Suite de Danses (BB86b, 1925), est l'exception d'un arrangement pour piano d'une suite prévue initialement pour orchestre (Cf supra).
  • Sonatine, pour piano (SZ 55, 1915), une oeuvre pleine de saveurs populaires.
  • Trois études (SZ72, 1918) très contrastées (Commencez par la deuxième en 02:12).
  • Sonate pour piano (SZ80, 1926), dans la veine de l'allegro barbaro.
  • En plein Air, pour piano (SZ81, 1926).
  • Petite Suite pour piano (SZ105, 1936), une adaptation de quelques-uns des 44 Duos pour violons (Cf infra).
  • Les Concertos. Insatisfait du caractère pseudo-romantique de ses premières oeuvres concertantes, Bartók a durci le ton dans ses deux premiers Concertos pour piano, n°1 (SZ83, 1926) et n°2 (SZ95, 1931). La Concerto n°1 a d'emblée été jugé trop difficile par l'orchestre, le public et même la critique, ce qui a amené Bartók à le remanier plusieurs fois. Ceci explique sans doute pourquoi le Concerto n°2 est plus accessible (et le n°3 le sera encore davantage !). Aujourd'hui, ces oeuvres ne devraient plus rebuter personne, même leur style percussif s'accommode bien du jeu de l'extravagante mais convaincante Yuha Wang. Il fut un temps où on entendait ces concertos aux épreuves finales du Concours Reine Elisabeth (de Belgique) mais cette époque est hélas révolue.

Bien que n'ayant jamais pratiqué l'instrument, Bartók a consacré quelques partitions au violon, l'instrument emblématique des musiques populaires qui l'intéressaient tant :

  • Sonates pour violon n°1 & n°2 (SZ75, 1921 & 1922), deux oeuvres qui ne sont pas d'un premier abord facile, ne vous découragez pas !
  • Rhapsodies n°1 & n°2 pour violon & orchestre (SZ87 & SZ90, 1929), en fait les versions orchestrales de deux pièces déjà évoquées.

C'est l'occasion d'intercaler ici les Quatuors à cordes n°3-5 (Version du Quatuor Hongrois) ...

Bien que différents, les Quatuors de Bartók constituent le cycle cohérent le plus important après les derniers quatuors de Beethoven, ceux-ci probablement hors d'atteinte pour l'éternité. Ils sont intransigeants, fiers et altiers, un peu à l'image de leur auteur. Ce cycle a été enregistré un très grand nombre de fois et il n'est pas facile de départager des versions parfois fort différentes. Une excellente interprétation qui ne vous ruinera pas est parue chez Naxos : elle est l'oeuvre du Quatuor Vermeer. Elle a bénéficié d'une prise de son exemplaire ce qui n'a pas toujours été le cas avec les versions hongroises présumées plus idiomatiques. Si vous ne croyez que ce que vous entendez, alors il vous faudra comparer la cohorte des autres ensembles, échantillonnée ci-après (pour votre facilité) dans un seul et même extrait, l'allegro initial du n°4 : Quatuors Hongrois, Takacs, Végh, Juillard, Emerson, Vermeer, Hagen, Alban Berg, Ebène, Keller, Diotima, Armida; cela dit il en existe beaucoup d'autres ... .

... et de compléter par quelques pièces importantes confiées à des orchestres aux dimensions variables :

Envol vers les cimes et atterrissage aux USA
CD Bartók

S'il fallait citer une oeuvre qui incarne la modernité en musique, beaucoup opteraient pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky au motif assez légitime que l'oeuvre fut fondatrice. Mais s'il fallait y ajouter le critère de la perfection formelle, alors la palme reviendrait, me semble-t-il, à la Musique pour Cordes, Percussion & Célesta composée par Bartók en 1936 (SZ autant dire opus 106, cela ne s'invente pas !). Ce fut le résultat d'une commande du mécène Paul Sacher pour son Orchestre de chambre de Bâle, qui l'a créée un an plus tard. La firme RCA a heureusement conservé à son catalogue la version historique enregistrée, en 1958, par l'impitoyable Fritz Reiner (1888-1963), à la tête de son Chicago s o (Reiner était d'origine hongroise, ce qui explique bien ses accointances avec la musique de Bartók. Son autoritarisme éclairé a propulsé le Chicago s o parmi l'élite des orchestres américains). L'oeuvre commence par une fugue austère et majestueuse en forme d'arche (crescendo-decrescendo) dont le thème balaye discrètement tous les mouvements.

Cette oeuvre emblématique a été suivie par quelques autres encore composées sur le sol hongrois :

  • Sonate pour deux pianos & percussions (SZ110, 1937), une oeuvre orchestrée trois ans plus tard.
  • Contrastes pour clarinette, violon & piano (SZ111, 1938), ici dans la version enregistrée (en 1940 !) par le compositeur et les commanditaires, Joseph Szigeti & Benny Goodman. Ceux-ci avaient souhaité chacun un mouvement susceptible de mettre leur instrument en évidence (dans la coda) et Bartók a ajouté, pour le même prix, un troisième mouvement où les deux se retrouvent à égalité. Cette oeuvre a inauguré la dernière manière du compositeur, allant dans le sens d'une plus grande mélodicité proche de celle des grands maîtres classiques.
  • Concerto pour violon n°2 (SZ112, 1938), l'un des plus grands concertos du 20ème siècle, n'est plus jamais choisi, en finale, par les aspirants-lauréats du Concours Reine Elisabeth et c'est grand dommage. J'ai toujours pensé qu'il faudrait instaurer un système de bonus pour récompenser les choix audacieux des candidats à ce stade de la compétition.
  • Divertimento pour cordes (SZ113, 1939), l'une des oeuvres ayant acquis instantanément une célébrité internationale.
  • Quatuor à cordes n°6 (SZ114, 1939), le dernier de la série, dont les mouvements commencent tous par un thème unique mais de plus en plus travaillé.

1939 fut pour Bartók l'année d'un vrai déchirement. Cela faisait longtemps, en fait depuis la fin de la première guerre, qu'il peinait à vivre en harmonie avec les directives mises en place par les dirigeants hongrois. Lorsqu'il est devenu clair, vers 1935, que ceux-ci commençaient à s'aligner parallèlement aux forces de l'Axe (ce qui fut effectif en 1940), il s'est résolu, comme tant d'autres, à l'exil vers les USA. Cela n'a pas été une décision facile et d'ailleurs, il l'a payée au prix fort de deux années d'infertilité (Le Concerto pour deux pianos & percussions, publié en 1940, n'est en fait qu'un arrangement de la Sonate du même nom). L’accueil des États-Unis fut pourtant chaleureux : on lui proposa une chaire de composition à la Curtis University mais il la refusa au motif que seule la création l'intéressait. Il pensait vivre de ses compositions mais il s'est trouvé miné (à son insu) par les premiers symptômes d’une leucémie qui allait s'avérer fatale. Il s'est pourtant battu vaillamment jusqu'à son dernier souffle, produisant, entre 1943 et 1945, année de son décès, quelques-unes des plus belles oeuvres de son temps.

Cela a commencé avec le Concerto pour Orchestre (SZ116, 1943), sans doute son oeuvre la plus jouée dans le monde. C'est le chef Fritz Reiner qui a suggéré au mécène Koussevitzky de commander cette oeuvre à Bartók. Précisément, ne passez pas au moins une fois dans votre vie à côté de l'interprétation de Reiner, tellement brillante qu'elle n'a jamais quitté le catalogue RCA (en 60 ans !) ni même changé de jaquette restée légendaire. L'enregistrement date de 1958 mais il n'a pas pris une ride. Si vous souhaitez une version encore plus idiomatique (et plus récente) alors précipitez-vous sur celle de Zoltán Kocsis, parue chez Hungaroton en 2002.

Toujours en 1943, le grand violoniste Yehudi Menuhin a commandé une Sonate pour violon solo (SZ117, 1944) dans l'esprit de Bach. Certes, l'oeuvre n'est pas spectaculaire mais c'est (l'ensemble des limites qui affectent) l'instrument qui en est en partie responsable.

En 1945, Bartók a reçu plusieurs commandes qu'il a partiellement déclinées :

  • L'une d'entre elles portaient sur un nouveau concerto pour piano. Emanant d'un commanditaire estimé peu fiable, il a refusé l'offre tout en dédiant ... son Concerto pour piano n°3, (SZ119, 1945) à son épouse pianiste, Ditta Pasztory. C'est une oeuvre reposante, facile d'exécution comme d'écoute, d'où un succès qui ne s'est jamais démenti. Elle présente quelques particularités qui ont excité la curiosité des analystes dont Lendvai, dans son ouvrage déjà mentionné : son déroulement temporel suit assez précisément des repères calculés sur base du Nombre d'Or.

    Note. Le Nombre d'Or, φ, connu des Anciens, était présumé définir une proportion esthétiquement idéale dans un certain nombre de configurations géométriques simples. L'exemple le plus connu concerne le rapport "parfait" entre la longueur, L, et la largeur, ℓ, d'un rectangle, en particulier le cadre d'une peinture. Le critère retenu pose que le quotient de ces deux grandeurs doit être égal à celui du demi-périmètre par la longueur; autrement dit, on doit avoir : φ = L/ℓ = (L+ℓ)/L = 1+1/φ. Résolvant l'équation, φ2-φ-1=0, on trouve que ce rapport idéal vaut, φ = (1+√5)/2 = 1.618... . Une variante concernant la meilleure façon de partager harmonieusement un segment de droite (de longueur L) en deux parties, propose de situer la coupure soit en amont (à la position, uL=1/(φ+1) L=0.382... L) ou symétriquement en aval (à la position, vL=φ/(φ+1) L=0.618... L), c'est la Section d'Or. Le Nombre (ou la Section) d'Or, déjà omniprésent en peinture, sculpture et architecture, a fait de timides incursions en musique, essentiellement dans le cadre du découpage temporel des mouvements. Une possibilité consiste à appliquer plusieurs fois (récursivement) la Section d'Or au mouvement entier et de situer des "événements musicaux" en certaines césures ainsi définies (Changements de thème, de mode ou d'instrumentation, emplacement d'une cadence, etc). C'est ce genre de traitement que Bartók a appliqué au premier mouvement du Concerto n°3 (Cf la figure ci-après). Celui-ci (définissant un segment) s'étendant sur 187 mesures, une première césure est positionnée au voisinage de la mesure 117 (≈ 187x0.618). Elle coïncide avec le début de la réexposition. Ensuite, le segment (1-117), défini à l'étape précédente, est à nouveau marqué par une césure calculée de la même façon donc située à la mesure 71 (≈ 117x0.618). Elle sépare l'exposition du développement. On peut poursuivre récursivement, ce qui entraîne à situer trois césures supplémentaires aux mesures 44 (Fin du pont cadentiel), 27 (Début du pont cadentiel) et 17 (Séparation des thèmes A1 et A2). Voici un lien sonore et visuel qui vous permet de repérer les "événements musicaux" concernés en suivant la numérotation des mesures sur une partition défilante (Version de Géza Anda et Ferenc Ficsay).
    Structure de l'allegretto  du Concerto n°3
    Structure de l'allegretto du Concerto n°3
  • Une autre commande a émané du grand altiste William Primrose, qui souhaitait un concerto pour alto dans le but d'élargir le répertoire de son instrument. Bartók y a travaillé pendant les derniers mois de son existence sans toutefois le terminer. A son décès, le premier mouvement était quasiment achevé et le deuxième était en bonne voie. Le troisième n'existait qu'à l'état d'esquisses jetées désespérément à la hâte, à charge pour son élève, Tibor Serly (1901-1978, violoniste et altiste !), de les compléter d'après ses maigres indications, parfois illisibles. Le Concerto pour alto (opus posthume, 1945, dans la version Tabeas Zimmermann de 00:00 à 21:37), est une oeuvre parfois contestée au motif qu'elle n'est pas intégralement de la main de Bartók. Le travail de Serly est pourtant remarquable et personne n'a réellement fait mieux, pas même le (deuxième) fils du compositeur, Peter Bartók, qui a revisité les esquisses en sa possession avec l'aide de Paul Neubauer et Nelson Dellamaggiore. Ils ont en particulier contesté un choix de tonalité inapproprié dans le travail de Serly, sans incidence majeure cependant sur l'écoute, d'ailleurs il est probable que jamais vous ne le remarquerez. Comparez à ce stade la transition entre les mouvements 2 et 3 telle que (re)composée par Serly et par Bartók Jr & Co . Sachez par ailleurs que Serly a également composé pour son propre compte sans toutefois démontrer un talent exceptionnel dans ce domaine (Concerto pour 2 pianos) d'où il me semble pouvoir conclure que c'est bien l'esprit et le génie de Bartók qui planent sur sa reconstitution; qu'elle lui ait valu une mention pour la postérité n'est donc que justice.
  • Un 7ème Quatuor a été commandé par sa maison d'édition, Boosey & Hawkes, mais il n'a jamais vu le jour, faute de temps.

Les dernières oeuvres du Maître posent, sans y répondre, la question de savoir dans quelle direction il comptait progresser à l'avenir. Les deux derniers concertos ont manifestement opéré un retour à une consonance de type romantique. Nul ne saura jamais si c'était là le signe d'un nouveau départ similaire à celui qu'on observera ultérieurement chez des musiciens empêtrés dans l'hypermodernité (Rautavaara, Penderecki, Silvestrov, Gorecki, ..., ce site vous les rassemble) ou si ce ne fut que le résultat d'un renoncement dans une lutte perdue d'avance contre la maladie.

L'édition Hungaroton

C'était la moindre de choses que les éditeurs hongrois s'attèlent à la tâche d'enregistrer l'oeuvre de leur plus grand musicien à égalité avec Liszt. La maison Hungaroton s'est donc consacrée à cette tâche à une époque, entre 1960 et 1980, où elle n'avait pas encore subi les attaques de la mondialisation.

Une Edition Bartók en 29 CD a donc vu le jour mais autant vous prévenir elle est difficilement trouvable dans son intégralité malgré une réédition partielle en 2000. Le label Naxos a récupéré une partie de cette intégrale à son catalogue sinon il vous faudra fouiller les médiathèques. L'édition originale comprend notamment deux albums (soit 8 CD) de musiques symphoniques et deux albums (soit 6 CD) de musiques de chambre. Il comprend également deux albums (soit 8 CD) de musiques pour piano, moins indispensables cependant, au double motif que 1) la plupart des pièces intéressantes ont été superbement orchestrées par l'auteur et que 2) les autres sont soit des adaptations de chants populaires récoltés sur le terrain (20 Chants populaires hongrois) soit des morceaux à caractère franchement didactique (Pièces faciles, Pour les enfants plus de nombreuses pièces du Mikrokosmos).

On peut en dire autant des 44 Duos pour deux violons (1930-33) qui ont répondu à une commande passée en 1930 par le Professeur et pédagogue Erich Doflein. Celui-ci a exprimé la demande d'oeuvres accessibles aux plus jeunes, qui ne soient ni des exercices rebutants ni des niaiseries. Outre Carl Orff et Paul Hindemith également pressentis, Bartók a répondu favorablement, proposant quelques pièces hélas trop difficiles (Elles figurent actuellement à la fin du recueil complet). Il a ensuite consenti à abaisser le niveau de difficulté pour atteindre la progression souhaitée. Ces duos reposent assez naturellement sur des mélodies populaires d'Europe centrale, ce qui s'imposait pour Bartók vu la place que le violon y a toujours occupée. Vous trouverez ces Duos dans le volume I consacré à la musique de chambre.

L'édition complète comporte également un grand nombre de pièces vocales et/ou instrumentales, inspirées par les recherches ethnomusicologiques du compositeur (20 Chants populaires hongrois, Esquisses hongroises, Chants paysans hongrois, Suite de danses roumaines ou transylvaniennes).

Hommage ultime

Béla Bartók
Béla Bartók
Béla Bartók
Béla Bartók

Lorsqu'on juxtapose quelques portraits du compositeur à diverses époques de sa vie d'artiste, on ne peut manquer d'être frappé par le mélange de douceur et de distinction qui s'en dégage. Il faudrait y ajouter l'intégrité : Bartók a de tous temps fièrement refusé les compromissions, avec les critiques "officiels" qui voulaient lui dicter ce qu'il "devrait" écrire, avec un régime (politique) sympathisant de plus en plus ostensiblement avec le nazisme (Il a explicitement interdit que la moindre rue de Budapest ou d'ailleurs en Hongrie porte son nom tant que le régime en place se maintiendrait), mais aussi avec des hôtes américains pourtant bien intentionnés mais suspects de lui faire l'aumône. Musicalement, on retrouve cette distinction dans quelques oeuvres emblématiques pas forcément célèbres mais qui ont fonctionné comme autant de charnières modèles : le Concerto pour violon n°1, le premier Quatuor, la Musique pour cordes percussions & célesta et le Concerto pour alto. Je vous l'avais promis : Frissons garantis !