Compositeurs négligés

Stravinsky : l'ultime métamorphose

Que vient faire Igor Stravinsky (1882-1971), l'un des plus grands compositeurs du 20ème siècle, en pleine rubrique réservée aux musiciens délaissés ? Cette chronique apporte la réponse suivante : s'il est exact que les oeuvres qu'il a écrites avant ses 70 ans sont (plus ou moins) bien connues du public, celles, dites de la dernière manière, sont peu jouées et le public tarde à les apprécier parce qu'il les entend rarement, un bel exemple de cercle vicieux.

Bien que célèbre et n'ayant plus rien à prouver, Stravinsky a, en effet, changé de style une dernière fois, lui qui l'avait déjà fait si souvent par le passé. Plus étonnant, il s'est laissé tenter par la technique sérielle, formalisée par Schönberg 30 ans auparavant et pour laquelle il n'avait jusque-là manifesté aucune sympathie, au moins publiquement. Cette métamorphose lui a coûté un sérieux labeur car, de son propre aveu, il lui a été aussi difficile de désapprendre ce qu'il savait que d'apprendre ce qu'il ignorait encore. Il s'est pourtant montré égal à lui-même dans le maniement de la technique à 12 sons, l'adaptant librement mais sans faille à son style d'écriture.

A bien des égards, la trajectoire artistique de Stravinsky fait penser à celle de Pablo Picasso (1881-1973), son contemporain presque exact. On y trouve la même motivation pour prendre le public à contrepied et lui servir l'oeuvre qu'il n'attend pas. Sa méthode compositionnelle permet une autre comparaison : de même que chez Picasso le dessin ne précède plus obligatoirement la couleur, Stravinsky a refusé la prééminence du thème mélodique horizontal cultivé par la tradition germanique, lui préférant une approche sculpturale verticale où les accords s'organisent à mesure que la composition avance : Stravinsky composait au piano, testant ses agrégats sonores avant de les incorporer à la partition en temps réel. Autrement dit, il ne postposait jamais longtemps l'harmonisation par rapport à la composition. Une pulsation rythmique permanente accompagnée d'une distorsion calculée des harmonies, ont conféré à son oeuvre un pouvoir incantatoire incontestable, évoquant, par instants, quelques rituels profanes (Sacre du Printemps, Symphonie pour instruments à vents) ou sacrés (Symphonie des Psaumes).

L'inventaire des styles successivement adoptés par Stravinsky fait généralement état de trois époques créatrices mais c'est une simplification grossière car les deux premières sont elles-mêmes subdivisées en quasiment autant de sections que d'oeuvres publiées. Le catalogue complet a été compilé et annoté par Helmut Kirchmeyer et il commence par les périodes russe et néo-classique dont voici un raccourci extrême :

  • Les années russes (1907-1919). Stravinsky-père, chanteur au célèbre Théâtre Marinsky de Saint-Pétersbourg, a tôt renoncé à ce que son fils devienne musicien professionnel. Celui-ci était pourtant passionné (par la musique) mais ses dons tardaient à éclater si bien qu'il fut orienté, contre son gré, vers des études de droit. Lorsque le père décéda prématurément, le fils, bien plus motivé que supposé, décida bien vite de se consacrer exclusivement à la musique. Peu enclin à se soumettre aux contraintes d'un enseignement traditionnel, il bricola ses premières compositions et sans douter de rien - il n'avait que 20 ans ! - les soumit pour appréciation au grand maître de l'école russe, Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). Celui-ci comprit vite à quel oiseau rare il avait affaire : il valida la répugnance de l'élève à fréquenter le Conservatoire et il accepta de superviser ses premiers travaux en privé, en insistant sur la nécessité de soigner l'instrumentation, une recommandation que Stravinsky n'a jamais oubliée. La Symphonie en mi bémol (1907), sa première oeuvre majeure, était certes conforme à ce qui s'écrivait en Russie à cette époque (Glazounov, Taneïev, Tchaïkovsky) mais elle prouvait au moins que les leçons reçues commençaient à porter leurs (premiers) fruits. Vinrent ensuite deux miniatures réussies, Scherzo fantastique (1908) et Feu d'artifice (1908), que Rimski-Korsakov n'entendit malheureusement pas, étant décédé entretemps (On a retrouvé récemment dans les archives poussiéreuse du Conservatoire de Saint Pétersbourg la partition, que l'on croyait perdue, du Chant funèbre, opus 5, composé à sa mémoire). Feu d'artifice signa le début d'une collaboration avec les Ballets Russes de Serge Diaghilev. Il fut suivi par les créations parisiennes de deux oeuvres spectaculaires, L'Oiseau de Feu (1910) et Petrouchka (1911), dont le succès ne s'est jamais démenti. Elles sont de styles fort différents, l'une jouant la carte du chromatisme exacerbé et l'autre celle de la polytonalité. Le Sacre du Printemps qui suivit, en 1913, fut l'énorme scandale que l'on sait, reposant sur une libération tellurique du rythme. Cette oeuvre, aujourd'hui parfaitement digérée, passe à juste titre pour un des événements fondateurs de la modernité en musique. La guerre remisa au second plan la querelle entre anciens et modernes qu'elle provoqua et Stravinsky se mit à l'abri en Suisse, la Révolution russe de 1917 l'ayant convaincu qu'il ne reverrait pas son pays natal avant longtemps. Ce fut le début de nouvelles mutations : Le Rossignol (1914), Renard (1916) et Les Noces (1919), comptent parmi ses oeuvres les plus personnelles (A écouter par exemple sous la direction de Pierre Boulez); elles constituent aussi son adieu (musical) à sa chère Russie qu'il ne reverra ponctuellement qu'en 1962, invité à l'occasion de ses 80 ans.
  • La période néo-classique (1920-1952). On rassemble habituellement derrière cette façade tranquille 30 années d'oeuvres aux esthétiques les plus variées dont le point le plus commun est le "Retour à" : retour à Bach (Concerto Dumbarton Oaks, 1938), à Pergolèse (Pulcinella, 1919, matériau thématique emprunté à l'opéra, Lo Frate 'nnamorato), au (vrai) classicisme (Concerto pour violon en l'inévitable ré majeur, 1931) ou à celui hérité des mythes antiques (Oedipus Rex, 1927, Apollon musagète, 1928, Perséphone, 1934 et Orphée, 1947), enfin à Tchaïkovsky (Le Baiser de la Fée, 1928, d'après des mélodies de jeunesse de ce dernier). On y trouve encore des clins d'yeux aux musiques de salon (Marche, valse, polka et galop de la Suite n°2, 1921, pour petit orchestre) ou de foire (L'Histoire du Soldat, 1918, qui incorpore ragtimes et tangos dans une forme improbable) et des incursions dans le monde du jazz ou du moins de l'idée que Stravinsky s'en faisait, l'improvisation en moins car chez lui tout a toujours été millimétré (Ragtime pour 11 instruments, 1919, Octuor pour instruments à vents, 1923, Ebony Concerto, 1945). Son retour à la symphonie ne doit pas être pris au pied de la lettre, le compositeur n'ayant jamais cherché à donner une suite naturelle à sa Symphonie de jeunesse en mi bémol. Il a au contraire tenté de renouveler le genre en brouillant les pistes de diverses façons : mètres irréguliers, modes inhabituels, symphonisation du choeur, etc : Symphonie pour instruments à vents, 1920, Symphonie des Psaumes, 1930, Symphonie en ut, 1940, et Symphonie en 3 mouvements, 1945. L'ère néo-classique s'est terminée avec le grand opéra, The Rake's Progress (La Carrière d'un Libertin, 1951), un pastiche très réussi d'opéra mozartien atomisé par d'incessantes trouvailles rythmiques. Le compositeur a vite compris qu'avec une telle oeuvre, il avait poussé le néo-classicisme dans ses derniers retranchements et qu'il en avait épuisé les effets : aucune suite n'étant envisageable, il a été, de fait, contraint de passer à autre chose. Toute une génération de jeunes compositeurs (souvent) américains ont pourtant puisé leur goût du dynamisme communicatif dans le néo-classicisme stravinskien : Peter Lieberson (1946-2011) (Concerto pour piano), Michael Torke (1961- ) (Ash ), Carter Pann (1972- ) (Slalom), etc, pour plus d'exemples, reportez-vous à la chronique consacrée à la musique aux USA.

On ne peut comprendre le virage à 90° que Stravinsky a ensuite imprimé à son oeuvre qu'en analysant, même sommairement, la situation dans laquelle il s'est trouvé au début des années 1950, en particulier sa position par rapport à son illustre rival en musique, Arnold Schönberg (1874-1951).

Rivalités d'égo ...

Rien ne laissait présager, vers 1950, que Stravinsky se laisserait tenter un jour par les théories de Schönberg. Les deux hommes entretenaient une inimitié soigneusement calculée afin que, dans leur entourage respectif, personne n'ait l'idée d'évoquer l'oeuvre rivale, du moins en leur présence. Rivaux, les deux musiciens l'étaient sur fonds de jalousie latente : Schönberg enviait les succès publics remportés par Stravinsky et Stravinsky enviait le prestige de Schönberg incarnant une refonte théorique progressiste du langage et de la théorie musicale.

Arnold Schönberg
Arnold Schönberg
Igor Stravinsky
Igor Stravinsky

Ce n'est pas un hasard si les portraits ci-dessus se tournent le dos : ces deux musiciens, aux égo surdimensionnés, ne se supportaient tout simplement pas. Si un hasard malicieux les faisait se croiser dans l'une des avenues de Los Angeles où ils résidaient, à deux pas l'un de l'autre, ils s'ignoraient de la même façon.

Note. Ils auraient pu se rencontrer en une occasion (manquée), lorsque le chef (et compositeur), Werner Janssen (1899-1990), passa commande de 7 mouvements d'une Suite pour récitant & orchestre à quelques-uns des musiciens les plus en vue du moment sur la Côte Ouest. L'oeuvre collective, intitulée Genesis, était destinée au répertoire de "son" orchestre (Le Janssen Symphony of Los Angeles). Achevée, elle comporte 7 parties : Earth without Form (Schönberg), Creation (Nathaniel Shilkret), Adam and Eve (Alexandre Tansman), Cain and Abel (Darius Milhaud), The Flood (Mario Castelnuovo Tedesco), Babel (Igor Stravinsky) et The Covenant (Ernst Toch). J'en ai retrouvé une trace (mal) enregistrée en son (ancien) temps par le commanditaire, chez Werner Classics : seuls Stravinsky (Episode 6, Babel ) et surtout Toch (Episode 7, The Covenant ) me semblent avoir tiré leur épingle de ce jeu collectif d'un genre rarement gagnant.

En fait, ni Stravinsky ni Schönberg n'étaient de caractère facile. Stravinsky critiquait régulièrement toute musique qui n'était pas de lui et Schönberg rendait volontiers le monde entier responsable de ses infortunes personnelles, en particulier du peu de reconnaissance que son oeuvre rencontrait :

- Les écrits de Schönberg, rassemblés dans un ouvrage par ailleurs passionnant, "Le Style et l'Idée", montrent un homme revanchard, pestant plus souvent qu'à son tour contre une vie qui ne l'aurait pas épargné. Certes, d'origine juive, il a connu toutes les vicissitudes de l'entre-deux guerres et ses premiers pas aux USA ne furent pas pour le rassurer mais il oubliait un peu vite qu'une très bonne fée s'était penchée sur son berceau, lui offrant un capital génétique hors du commun. Il était, en particulier, aussi doué en peinture qu'en musique. Il est vrai que les USA ne furent pas l'Eldorado financier espéré et qu'en poursuivant la voie difficile qu'il s'était frayée en musique, il ne pouvait espérer rencontrer le succès franc et massif qu'il convoitait. Etait-ce une raison pour se montrer si désagréable, en particulier envers (la musique de) Stravinsky, les rares fois qu'il l'évoquait publiquement ? Dans un écrit daté de 1926 ("Stravinsky der Restaurater"), il s'est excusé ironiquement auprès de ses lecteurs d'évoquer une oeuvre aussi "dénuée d'intérêt, qui n'ambitionne à aucun moment de durer plus longtemps qu'un vulgaire sac d'emballage". Deux ans plus tard, il a récidivé à propos d'Oedipus Rex, qu'il n'aimait pas - ce qui était son droit - et qu'il tenait pour la négation de l'oeuvre d'art. De telles diatribes font peine à lire sous la plume d'un homme d'une intelligence par ailleurs si supérieure : un professeur respecté comme le fut Schönberg n'avait tout simplement pas le droit d'étaler une vindicte personnelle devant ses élèves (Plus tard, le jeune Pierre Boulez pêchera par exactement les mêmes excès, le sérialisme militant ne semble décidément guère porteur de modération).

- Stravinsky n'a jamais fait preuve d'un manque de courtoisie comparable. Evidemment, il n'avait pas les mêmes raisons de pester contre le sort : après tout, ses affaires marchaient plutôt bien auprès d'un public qui digérait son oeuvre avec une certaine facilité. S'il a toujours évité d'aborder le sujet du dodécaphonisme en société, tout indique, qu'en privé, il a été intrigué par les développements possibles de l'écriture à 12 sons. C'est en tous cas ce qu'a rapporté Robert Craft (1923-2015), un jeune étudiant passionné par les univers a priori si différents de Schönberg et de Stravinsky.

Craft & Stravinsky
Craft & Stravinsky

Ayant contacté Stravinsky au sujet d'une oeuvre qu'il voulait étudier et dont il ne trouvait nulle part la partition (La Symphonie pour instruments à vents), Craft s'est entendu répondre qu'il tombait à pic, qu'une révision était précisément en chantier et qu'il pourrait peut-être y contribuer si ses compétences le permettaient. Une relation de confiance totale s'est rapidement installée entre les deux hommes pourtant distants de 40 ans et elle ne s'est jamais éteinte. Craft est entré au service de Stravinsky, en 1948, remplissant les tâches les plus variées qu'on peut confier à un homme à tout faire (Secrétaire, confident, copiste, instrumenteur, répétiteur, chef, biographe, agent et même chauffeur !). Craft a rassemblé les mémoires des heures passées avec Stravinsky dans deux ouvrages disponibles en anglais seulement ("An Improbable Life : Memoirs" (2002, Vanderbilt University Press) et "Stravinsky : Discoveries and Memories" (2010, Naxos Books)). Des interviews (1, 2) existent également qui rappellent les événements, survenus en 1951 et 1952, qui ont fait basculer notre histoire :

- Schönberg est décédé inopinément en 1951. Assez curieusement, le premier télégramme de condoléances parvenu à sa veuve est venu de Stravinsky. Même s'il n'a pas été jusqu'à assister aux obsèques, cela semble indiquer qu'il était affecté d'une manière ou d'une autre et, de fait, Craft crut déceler chez lui un changement d'attitude qu'il respecta sans provisoirement tenter d'en tirer parti.

- Stravinsky n'eut guère le temps de s'appesantir sur cet événement dramatique, étant pris par la création (à Venise) de son opéra "The Rake's Progress". L'oeuvre a plu au public - et elle continue de plaire - mais elle s'est attirée les reproches de la critique qui attendait quelque chose de plus "novateur". Stravinsky, comprenant qu'un artiste de son envergure devait prendre de nouveaux risques, s'est mis à douter au point de craindre la panne d'inspiration, selon son propre aveu. Craft a alors estimé que le moment était venu de prendre une initiative : il lui a suggéré de s'intéresser à la technique de composition à 12 sons, qui venait de tomber orpheline de son inventeur. Craft raconte dans ses mémoires que Stravinsky a rapidement rebondi dans cette direction, étudiant en priorité quelques partitions de Schönberg dont la formule instrumentale l'intéressait particulièrement (Le Quintette à vents, opus 26, et le Septuor, opus 29). Ce fut le début de son exploration dodécaphonique. On ne peut s'empêcher de penser que jamais, du vivant de Schönberg, Stravinsky n'aurait franchi le pas d'accommoder à sa sauce une théorie qui ne lui appartenait pas en propre et pourtant, c'est exactement ce qu'il a fait après la disparition de Schönberg.

  • La période sérielle (1953-1968). Ce titre doit être pris avec précautions surtout lorsqu'on tente de l'appliquer à un Stravinsky toujours féru d'originalité. L'histoire de la musique ayant distingué plusieurs étapes dans la déconstruction tonale, un bref rappel théorique est sans doute utile à ce stade.
    Note. Une musique strictement tonale, telle qu'on la concevait à l'époque classique de Haydn et de Mozart, construit ses partitions à partir de deux modes très particuliers - majeur et mineur - qui sont l'un et l'autre des restrictions à 7 notes de l'ensemble complet des 12 notes chromatiques (L'exemple le plus simple est la tonalité de do majeur, qui n'utilise que les touches blanches du piano). Toute partition de ce genre est immédiatement reconnaissable grâce à la présence de ses altérations constitutives mises en évidence à la clé (constituant l'arm(at)ure). Par exemple, en sol majeur, la gamme est restreinte aux 7 notes habituelles sauf que le fa est systématiquement diésé, d'où la présence d'un dièse à la clé, en position de fa. Si cette tonalité de sol majeur est stricte, aucune altération n'est présente dans le texte et chacun comprend que les seules notes utilisées sont do, ré, mi, fa#, sol la et si. Ce cas extrême est rarissime car les partitions sont le plus souvent parsemées d'altérations passagères (et de changements de clé et/ou d'armure) qui viennent pimenter le discours musical. La théorie de la consonance prévoit que l'enchaînement des notes (et les accords) respectent des règles d'attraction-répulsion particulières entre les divers degrés de la gamme ainsi définie mais ce n'est pas ici le lieu de détailler ce point davantage. Ce qu'il importe de comprendre, c'est qu'avec le temps, la restriction classique à 7 notes et ses exceptions tolérées (altérations passagères, dièses et bémols, et modulations) ont fini par épuiser leurs effets. Au 19ème siècle, le courant romantique mendelssohnien en a encore respecté l'usage mais le courant lisztien concurrent a cherché un moyen d'évasion qui multipliait tellement les altérations passagères au sein du texte qu'une mise en évidence à la clé perdait tout intérêt, autant les écrire in extenso. En se généralisant, ce chromatisme a ouvert la porte à l'atonalité qui non seulement ne distinguait plus une tonalité particulière, ce qui était encore fort anodin, mais surtout libérait la dissonance comme moyen d'expression légitime. Schönberg a vécu cette évolution à partir des années 1900 et il a grandement participé au mouvement en marche. Son Traité d'harmonie (Harmonielehre, 1911, revu en 1922) concerne essentiellement l'harmonie tonale et ce n'est que lors de sa révision en 1922 qu'il a publié le résultat de ses recherches sur l'émancipation de la dissonance. Il faut noter, au passage, que Schönberg récusait le mot "atonal" qu'il estimait inapproprié, lui préférant le mot "pantonal" : la tonalité classique limite ses modes à 7 notes parce qu'elle ne reconnaît comme apparentés (de façon consonante) que les sons qui possèdent des harmoniques communs parmi les 6 premiers alors que la pantonalité schönbergienne accepte de monter jusqu'au treizième. Schönberg s'est battu toute sa vie pour que ses auditeurs habituent leurs oreilles à ces nouvelles exigences, produisant un effort similaire à celui qu'ils consentent spontanément dans d'autres disciplines marquées par ce qu'on appelle "le progrès". Il a donc exploré concrètement plusieurs facettes de cette pantonalité (atonalité libre), cultivant la dissonance contrôlée (Symphonie de chambre n°1, opus 9) ou l'expressionnisme d'un chant-parlé éclaté (Pierrot lunaire, opus 21). La rupture (avec le public) amorcée avec l'oeuvre précédente, s'est aggravée 10 ans plus tard lorsque Schönberg a compris qu'il n'irait pas très loin dans la nouvelle direction s'il ne prévoyait pas de baliser autrement la voie tracée, désormais privée des règles de l'harmonie classique. En supprimant les derniers repères tonals éprouvés, la mélodie et sa répétition, il a imaginé que chaque mouvement d'oeuvre repose désormais sur une série de 12 sons (différents, en principe seulement) soumise à des manipulations arithmétiques élémentaires, inversion, mouvement rétrograde, inversion rétrograde et leurs 12 transpositions (Voir ci-dessous le "thème (Cf Wikipedia)" servant de base aux Variations, opus 31, et ses 3 variantes simples, enchaînées pour les besoins de l'illustration). La musique sérielle était née où la série tenait lieu d'hyper thème plus ou moins (a)mélodique selon que l'on respectait (Alban Berg) ou non (Anton Webern) des intervalles consonants dans la succession des 12 notes. Pour la compréhension de la suite, la majorité des oeuvres dodécaphoniques de Stravinsky sont de conception libre même lorsqu'elles recourent au principe de la série; les seules exceptions notoires sont Threni (1958) et surtout Mouvements pour piano & orchestre (1959) que, pour cette raison, vous êtes dispensés d'apprendre.
    Variantes de la série dodécaphonique
    Variantes dans l'ordre {normal, rétrograde, inversé, inversé rétrograde} de la série générant les Variations, opus 21

    Revenons à Stravinsky; les premières oeuvres qui ont suivi The Rake's Progress furent des oeuvres de transition vers une écriture à 12 sons : la belle Cantate (1952) et In Memoriam Dylan Thomas (1954). Toutes deux reposent sur l'usage d'une série, éventuellement tronquée, dans un environnement tonal. Elles ont été suivies par un superbe Septuor (1954) faisant clairement écho à celui de Schönberg (Suite en forme de septuor, opus 29) mais dans un esprit très différent, la série n'y servant encore que de pré-texte à une synthèse de tous ses styles antérieurs. Pour aller plus loin dans la direction empruntée, Stravinsky a éprouvé le besoin de se remettre aux études : il a profité de ce que Craft entreprenait une intégrale Webern pour assister à toutes les répétitions et découvrir les "recettes" de l'économie cristalline du son, typique du maître viennois. Stravinsky s'est pourtant bien gardé de l'imiter, ne recourant à la série que de façon intermittente comme dans ce pur chef-d'oeuvre qu'est le ballet Agon (1954-57) et dans le 2ème mouvement de Canticum Sacrum (1955), Surge Aquilo (en 3:05). Ce n'est qu'avec Threni (1958), mettant en musique les Lamentations de Jérémie, bientôt suivi par Mouvements pour piano & orchestre (1959, peut-être son oeuvre la plus difficile) et A Sermon, a Narrative and a Prayer (1961), que Stravinsky a durci son parcours sériel. Toujours aussi versatile malgré l'âge qui avançait, il est redevenu plus consensuel avec The Flood (1962), une oeuvre de commande pour un spectacle télévisuel total. Elle ne recueillit aucun succès au point que Stravinsky, heureusement vacciné, la rebaptisa "The Flop" ! On se doute que la télévision américaine n'était sans doute pas le lieu idéal de création pour une oeuvre de ce calibre, de grande valeur au demeurant. Ont suivi deux pièces plutôt austères, Abraham and Isaac (1965) et Introitus (In memoriam T S Eliot) (1965). Au bilan, si vous ne deviez retenir que trois oeuvres mais les écouter sérieusement, concentrez-vous sur ces chefs-d'oeuvre absolus que sont Agon (1957), Variations (In memoriam Aldous Huxley) (1964) et Requiem Canticles (1966), elles constituent la quintessence de l'intelligence dodécaphonique de Stravinsky. On y (re)trouve, en particulier, cette ponctuation rythmique qui a de tous temps protégé sa musique, même (librement) sérielle, contre l'ennui. Le compositeur n'a plus rien écrit de significatif après 1966, il avait 84 ans et survécu 20 ans à Schönberg. Requiem Canticles fut joué lors de ses funérailles, à Venise où il est d'ailleurs enterré, dans le carré orthodoxe de (l'île) San Michele (Stravinsky était orthodoxe pratiquant depuis sa conversion, en 1926).

Obsèques de Stravinsky à Venise
Obsèques de Stravinsky à Venise

L'oeuvre de Stravinsky a été enregistrée par le compositeur en personne. Un coffret de 22 CD a été réédité chez Sony Classical pour un prix dérisoire (30 euros environ). Ce n'est pas absolument une intégrale mais l'essentiel s'y trouve, avec en bonus les premiers enregistrements réalisés, par Robert Craft. Craft est resté fidèle à l'oeuvre de son Maître même après sa disparition et il s'est attelé à la tâche de la réenregistrer pour le label Naxos (11 volumes sont parus). Il s'est montré souverain dans cette entreprise : personne n'a mieux articulé que lui cette musique (Concerto Dumbarton Oaks, 1938, Apollon, 1947). Gommer cette articulation produit un jeu fade comme dans cette version due à Simon Rattle, où chaque musicien présent sur scène fait certes "son job" impeccablement mais où l'ensemble dégage une impression de trop sage discipline.

Craft s'est également lancé dans une intégrale Schönberg où il s'est à nouveau montré le meilleur. Onze volumes sont aussi parus chez Naxos mais, hélas, sa disparition, en 2015, a mis un terme aux deux projets en chantier.

Stravinsky : 3 Ballets grecs
Stravinsky : 3 Ballets grecs
Le dernier Stravinsky
Le dernier Stravinsky

... et Réconciliation dans l'au-delà

Dans ses écrits théoriques, Schönberg a parfaitement analysé les raisons de l'émergence du dodécaphonisme en musique : c'était la conséquence inéluctable du passage d'une écriture classique (de type) diatonique, à 7 sons, vers une écriture (de type) chromatique, à 12 sons. Le résultat le plus audible de cette extension a été une émancipation de la dissonance due à la promiscuité de sons de moins en moins proches harmoniquement parlant. En s'engouffrant tête baissée dans cette brèche ouverte, les élèves de Schönberg, singulièrement Webern et ceux qui l'ont suivi, ne lui ont pas forcément rendu service : le public qui éprouvait déjà quelques difficultés à suivre les prémices de la pensée schönbergienne a rapidement jeté l'éponge, se réfugiant dans l'amalgame facile "dodécaphonie = cacophonie", qui le dispensait d'écouter davantage. Et pourtant toute l'oeuvre de Schönberg n'est pas inaccessible loin de là car elle a fait l'objet de fréquents retours en arrière : en sélectionnant au hasard l'une quelconque de ses oeuvres écrites pour ensemble instrumental, la probabilité est même élevée de tomber sur une musique parfaitement compréhensible par le plus grand monde. C'est évidemment le cas toutes les fois que le compositeur a réendossé l'habit pseudo-tonal (Symphonie de chambre n°2, opus 38, cas bien plus fréquent qu'on ne le pense généralement : Suite dans le Style ancien, en sol majeur !) mais ce l'est à peine moins dans des oeuvres a priori plus audacieuses (Symphonie de chambre n°1, opus 9, 5 Pièces pour orchestre, opus 16, Variations pour orchestre, opus 21). Les 4 Quatuors à cordes de maturité ont balisé la vie de Schönberg et il faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que cette musique est incompréhensible (n°1, 1905, n°2, 1908, n°3, 1927 et n°4, 1936); on peut en dire autant de son Concerto pour violon, 1936. Il est cependant exact qu'il ne faut pas entrer dans l'oeuvre de Schönberg par n'importe quelle porte : les oeuvres pour piano solo (Suite, opus 25) ou vocales (Moses und Aron, Oeuvres chorales) sont effectivement indigestes (peut-être aussi pour l'auteur qui n'a jamais réussi à achever Moses und Aron !). Schönberg s'est expliqué sur ces différences : une pièce pour ensemble instrumental est abstraite, par définition, d'où elle doit maintenir assez de repères harmoniques pour permettre à l'auditeur d'appréhender la progression du discours musical (vers où il veut aller). Les pages vocales bénéficient du secours d'un texte qui assure autrement cette progression cohérente même si la musique a tendance à s'égarer. On ne peut nier que Schönberg ait cherché à tester le degré de résistance de sa théorie et on ne peut certainement pas le blâmer d'avoir expérimenté en ce sens; tout scientifique vous confirmera qu'une expérience qui échoue est également porteuse d'information qu'une autre qui réussit. A présent que vous êtes (mieux) informé, vous n'avez plus de raison de colporter des contrevérités à propos d'un prétendu hermétisme de l'oeuvre de Schönberg. Il est même une oeuvre, la Sérénade opus 24, où l'on entend Schönberg à l'écoute de Stravinsky : il est impossible d'imaginer que le premier n'a pas entendu les déhanchements rythmiques du second dans son Histoire du Soldat.

Ce qui vient d'être rappelé s'applique aussi bien au Stravinsky "sériel" : il a étudié la méthode sur le tard (et sur le tas !) et il l'a adaptée de façon mesurée à sa façon de composer, sans se soucier des critiques que ses licences provoqueraient chez quelques tenants de l'orthodoxie schönbergienne (Plusieurs musicologues dont Harry Halbreich, généralement mieux inspiré, se sont moqués que Stravinsky ait pu "passer son temps à courir après un train qui était parti depuis longtemps").

Au fond, Stravinsky n'a guère agi autrement que Schönberg en terrain atonal, l'expérimentation en moins : il a conservé sa lucidité et son libre arbitre, puisant dans la méthode ce qui pouvait faire progresser la musique sans chercher à respecter à n'importe quel prix des règles venues d'ailleurs. Il a en particulier eu le bon goût de préserver la pulsation rythmique qui a toujours animé chacune de ses oeuvres. Car Stravinsky cultivait une attitude foncièrement positive où la joie de composer a toujours prédominé. Une oeuvrette de circonstance, durant à peine 50 secondes, illustre bien ce credo; écoutez comment il a participé à la fête des 80 ans du grand chef, Pierre Monteux : qui a jamais reçu un cadeau d'anniversaire plus réjouissant que ce Greeting Prelude (1955) ? Vous y avez entendu le grand chef batave, Reinbert de Leeuw, honorant l'un de ses illustres compatriotes, le compositeur Louis Andriessen, bien connu des lecteurs assidus de ce site. Pour le plaisir de la comparaison, revoici notre cher Craft dans ce même Greeting Prelude, bondissant à souhait !