Faits divers

La Musique parmi les arts (III) :
Musique et Art culinaire (Gastronomie et Diététique)

Chef coq et Chef d'orchestre

La métaphore culinaire

Deux chroniques antérieures ont examiné les rapports, proches ou lointains, que la Musique entretient depuis des siècles avec la Peinture et la Danse. On pourrait en envisager d'autres, par exemple avec la poésie ou le théâtre, des sujets qui devraient être abordés ultérieurement dans des chroniques consacrées au lied et à l'opéra. Dans l'attente et aussi étrange que cela puisse paraître, c'est avec les Arts de la Table qu'une comparaison peut être tentée avec lesquels la Musique partage effectivement quelques points communs inattendus. Certes ils ne font pas (encore) partie des Beaux-Arts, en tous cas aucune muse antique ne veille sur eux, et cependant beaucoup rapproche ces deux univers surtout si l'on englobe l'indispensable versant diététique. Bien que cette chronique parle avant tout de musique, elle relève l'analogie culinaire chaque fois qu'elle s'invite.

Comme les musiques, les cuisines peuvent être savantes ou populaires, traditionnelles ou exotiques, pensées ou improvisées. Les recettes tiennent lieu de partitions et les plats sont des interprétations plus ou moins réussies et jamais identiques d'une fois à l'autre, c'est la magie du direct. Elles sont sujettes à accords, variations, improvisations, fantaisies, transpositions, etc, tous termes que les musiciens connaissent bien. Les cuisiniers dosent les ingrédients, leurs alliages, leurs parfums et les épices quand les compositeurs manient les notes, les mélodies, les rythmes et ... les dissonances. La diététique responsable complète la gastronomie en se préoccupant de ce que nous ingurgitons, c'est le règne du bio cultivé à proximité.

Etrangement, ce que nous écoutons n'interroge guère autant, comme si cela était indifférent à notre bien-être. Certes, les médecins ORL alertent régulièrement contre l'abus des décibels qui rendent encore plus sourds ceux qui l'étaient déjà passablement; par contre, la justesse acoustique ne semble pas préoccuper grand monde. L'amplification électrique a pourtant contribué à trafiquer l'univers sonore jusqu'à persuader quantité de musiciens en herbes qu'on peut faire de la bonne musique sans même l'avoir sérieusement étudiée; le grand public suit, apparemment peu concerné par le problème.

Il ne viendrait à l'idée de personne de fréquenter - pire de recommander - un restaurant où les nappes, couverts et vaisselles seraient sales, où l'on servirait des plats surgelés, des conserves ou des préparations industrielles surchargées de sucres inutiles, de sel et de graisses. En transposant, c'est pourtant ce que nombre de nos (jeunes ?) contemporains font assidûment lorsqu'ils écoutent de la musique alimentaire : ils accordent aussi peu d'attention à la qualité de ce qu'ils entendent que de ce qu'ils dévorent et la propreté du son est une notion qui semble échapper à leur entendement.

Certes les goûts, les couleurs et les sons ne se discutent pas mais ce n'est pas pour autant qu'ils se valent. Cette chronique tente une réflexion délicate voire périlleuse, distinguant les musiques qui flattent les sens et celles qui les éduquent. Volontairement engagée, elle plaide pour une hygiène de l'audition, aussi nécessaire aux oreilles contemporaines que peut l'être, pour l'organisme, une alimentation saine et équilibrée. Car la malbouffe est partout et pas seulement dans les assiettes, c'est le sens de cette métaphore culinaire.

Les mondes de la musique

Sauf à remonter à l'époque des cavernes - et encore, qui sait ? -, la musique a existé à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Essentiellement vocale à ses débuts, pour des raisons techniques évidentes, elle a accompagné les rites funéraires ou festifs, renforçant la cohésion des groupes. C'était un art populaire, par définition, dont nous ne savons rien sauf qu'il cherchait à exprimer les émotions lorsque les mots venaient à manquer.

L'Antiquité classique n'a rien ajouté d'essentiel à cet état primitif, maintenant la musique dans une position nettement subalterne par rapport aux arts de la représentation, à coup sûr l'architecture et la sculpture, et sans doute également la peinture et le théâtre. En musique, le seul legs incontestable en provenance de la Grèce ancienne provient des travaux de l'école de Pythagore qui a initié l'ébauche d'une théorie musicale exploitable (mais non effectivement exploitée, cf, par exemple, Gammes et Tempéraments ou Modalité musicale et arithmétique modulaire).

Emergence d'une tradition savante en Occident

Il a fallu attendre le Bas Moyen-Age pour qu'un élément nouveau intervienne en Europe occidentale, lié à la propagation de la foi chrétienne. Parmi les trois grandes religions monothéistes, toutes originaires du Proche Orient, seule le Christianisme a encouragé l'invention musicale sans lui imposer de limites strictes. C'est en effet dans les monastères et les églises primitives de la chrétienté qu'une musique est née, rudimentaire à ses débuts mais riche de promesses tenues.

Il conviendrait, à ce stade, de distinguer les cultes d'Occident et d'Orient. Je ne peux que renvoyer le lecteur à la section Occident & Orient d'une chronique antérieure consacrée à l'histoire de la Messe en musique et dont j'ai extrait le résumé adapté suivant :

- La tradition orientale (byzantine) a déployé des charmes immédiats, qui nous sont parvenus intacts. Il suffit d'assister à un office orthodoxe pour ressentir la ferveur qui émane de son chant luxuriant, surtout lorsqu'il est servi par des voix profondes. Toutefois, l’ornementation qui fait son attrait immédiat s'est retournée contre elle lorsqu’il s’est agi de prévoir les évolutions possibles vers des compositions plus élaborées. Cette musique est largement restée en l'état d'origine, se contentant de déployer des lignes mélodiques horizontales et ne voyant pas l'intérêt d'encourager les progrès d'une facture instrumentale.

- La tradition occidentale a évolué lentement, passant du vieux chant romain, encore mélismatique, au chant grégorien dont le dépouillement convenait à sa fonction ecclésiastique. Le chant grégorien semble austère, pourtant il est potentiellement très riche.  C’est la simplicité et la robustesse de son matériau de base qui a permis l’élaboration de la verticalité en musique, le déploiement simultané de plusieurs voies autonomes, bref de la polyphonie puis beaucoup plus tard, de la symphonie. C'est à ce point qu'il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de l'émergence d'une tradition savante en Occident, vers l'an 1100.

C'est en effet vers cette date qu'une musique savante est née dans le Nord de la France, avec pour ambition d'élever la prière à la hauteur des cathédrales gothiques alors en pleine érection (Pérotin le Grand : Sederunt principes). Et c'est à partir de la Renaissance, 200 ans plus tard, qu'elle a pris un envol irrésistible. Elle est l'exception occidentale d'un art hiérarchisé à l'extrême : tout y est pensé et noté avec minutie afin que la postérité puisse s'en emparer sans la dénaturer. Il y a quelque chose de vaguement mystique dans cette propagation d'une musique révélée par une Trinité fondatrice, Bach - Beethoven - Mozart, et propagée par une cohorte de disciples affranchis depuis lors de toute symbolique religieuse.

Musiques traditionnelles, folkloriques et ethniques

La Musique savante occidentale est un art particulier, noyé dans un océan de musiques vernaculaires ancrées dans des traditions diverses. Il est commode de distinguer les variantes traditionnelles, folkloriques et ethniques, des appellations qui couvrent des réalités différentes :

  • Les musiques folkloriques sont populaires par essence, rien que leur appellation le rappelle. Elles sont spécifiques à chaque région et rien qu'en France, simple exemple, elles diffèrent selon qu'elles sont provençales, bretonnes, auvergnates ou alsaciennes. Essentiellement vocales et fonctionnelles, elles n'entretiennent aucune prétention particulière, étant généralement défendues par des musiciens amateurs, ce qui en soi n'a rien de péjoratif.
  • Les musiques traditionnelles sont plus exigeantes, réclamant le concours de musiciens aguerris voire (semi-)professionnels. C'est la conséquence du recours à un instrumentarium en perfectionnement constant et requérant une véritable expertise. Le fiddler, le bratch, l'orgue portatif, la cornemuse, l'accordéon, le biniou, la flûte de Pan, etc. sont autant d'instruments déjà sophistiqués qui ont servi de prototypes aux facteurs de l'époque baroque. Certaines traditions sont particulièrement remarquables :
    - La chanson française ne date pas d'hier et l'on trouve parmi celles d'autrefois de petits bijoux comme ceux enregistrés par Claire Lefiliâtre & Le Poème harmonique (Quand je menai les chevaux boire).
    - En Europe centrale, d'authentiques virtuoses se sont mis au service des traditions roumaines et transylvaniennes (Gheorghe Zamfir, à la flûte de Pan) ou tziganes (Roby Lakatos et Jeno Lisztes, au violon et au cymbalum).
    - Aux Iles britanniques, les traditions gaéliques, irlandaises (The High Road to Kilkenny, par Les Musiciens de Saint-Julien) et écossaises (Scottish Music in the 18th Century, idem) n'ont rien perdu de leur vitalité.
    - Les musiques sud-américaines aujourd'hui à la mode sont souvent de pâles imitations de ce qui se chantait il y a bien longtemps, par exemple au Venezuela (Polo margariteno, par Luciana Mancini & Ensemble Arpegiatta, frissons garantis !).
    - D'autres traditions encore bien vivaces sont localisées dans des régions plus spécifiques (Polyphonies sarde et corse, Musiques siciliennes médiévales, Voix bulgares, Choeurs baltes, ...).

  • Les musiques ethniques sont (de notre point de vue occidental) généralement dissociées des musiques traditionnelles dès l'instant où elles concernent des régions lointaines voire isolées où il leur a été facile de préserver leur identité. Certaines, très sophistiquées, existent en Asie (Inde, Chine ou Japon), en Amérique du Sud (Musique andine) et en Afrique (Tradition Griot, au Mali). Le cas de l'Afrique Centrale est particulièrement digne d'intérêt où la communauté des Pygmées Aka danse sur des chants polyphoniques complexes, sans équivalent sur ce continent. Note. Cet Art brut est potentiellement susceptible d'une hybridation avec la tradition savante occidentale comme l'a démontré une initiative des rencontres insolites de Mondeville, où les cordes de l'Orchestre de Normandie ont prêté leur concours à un projet imaginé par l'ethnomusicologue, Camel Zekri. Celui-ci a conçu un accompagnement volontairement minimaliste servant d'écrin à un chant complexe et libéré (Commencez en 7:12 et poursuivez en 9:24). Ce croisement entre deux univers a priori étrangers fonctionne et il pourrait s'avérer fécond pour une musique classique en demande sinon en attente de renouvellements rythmiques.
Le cas particulier du Jazz

Le Jazz est un univers en soi qui concerne une élite encore plus minoritaire que celle des amateurs du Classique. Né aux USA d'un acte de résistance noire, il a pris ses distances avec les instruments de l'orchestre symphonique traditionnel trop connoté blanc. Seul le piano a conservé ses droits mais traité différemment. Les musiciens de jazz sont de vrais professionnels, experts en improvisation libre et en déhanchement rythmique (Swing).

Le jazz (comme l'opéra d'ailleurs) est cependant un univers à part, que l'on n'apprécie que si l'on se sent à l'aise avec ses conventions, en particulier ces moments qui régalent les amateurs et agacent les autres où la musique part en vrille dans des "jam sessions" hors de contrôle. Ces moments de liberté s'apparentent à des "trips" où l'interprète se fait plaisir présumant que le public suivra.

Il fut un temps où l'on considérait que, quasiment par définition, les univers du classique et du jazz étaient étrangers l'un à l'autre. Les points de vue ont évolué à ce sujet depuis que l'on a montré qu'une hybridation est possible entre le jazz et la musique baroque et qu'elle fonctionne très bien. En particulier, les possibilités liées au retour à Bach sont connues depuis longtemps (Modern Jazz Quartet, Swingle Singers, le saxophoniqte Sadao Watanabe et les excellents pianistes, Jacques Loussier (inventif), Keith Jarrett ou Dimitri Naïditch (sérieux) et Brad Mehldau (intellectuel, superbe évasion à partir de 1:21)). Lors d'un concert des Nuits de Septembre (Liège, 2021), le pianiste et claveciniste Jean-Philippe Collard-Neven (accompagné par le contrebassiste Jean-Louis Rassenfosse) a revisité avec talent Monteverdi, Purcell, Lully et Scarlatti mais il s'est aussi "attaqué" à Brahms (En attente d'illustration). Enfin, d'autres musiciens ont élargi la perspective à des musiques plus tardives qui leur permettaient de s'affranchir plus aisément d'un cadre imposé : le Chick Corea Trio dans Scriabin, Marco Mezquida dans Ravel et Enrico Pieranunzi dans Satie. Certaines références m'ont été aimablement fournies par un lecteur attentif et passionné.

Le monde des Variétés

Les musiques évoquées ci-avant ne constituent qu'une faible proportion de ce que nos contemporains écoutent effectivement et que l'on regroupe commodément sous l'appellation générique de "Variété(s)" (Chanson française ou étrangère, musique pop, électro-ambiante, fonctionnelle (de films, de jeux vidéo, etc), blues, rock, rap, disco, électro, etc). Ce monde sonore mélange sans beaucoup de nuance perles et verroteries, une pratique imputable à la société de consommation.

Les musiques de variété présentent quelques traits de caractère communs :

  • Elles célèbrent le culte du chanteur : lorsqu'un "fan" veut partager un morceau qui lui tient à coeur, c'est quasiment toujours l'interprète qu'il désigne et celui-ci est le plus souvent vocal. La voix est en effet un instrument démocratique : un grand nombre d'artistes de variétés possèdent une voix juste, agréable, expressive et/ou au timbre particulier. Manquant généralement de puissance, elle requiert le secours d'une amplification envahissante; par contre, elle peut se révéler agile et à l'aise dans une tessiture plus ou moins étendue. On connaît même des interprètes iconiques qui se sont bien débrouillé(e)s sur à peine une octave (Françoise Hardy : Pourquoi Vous ?).
  • L'amateur associe volontiers la voix d'un interprète particulier à la chanson qu'il aime et, sauf exception, il se satisfait rarement de l'entendre reprise par quelqu'un d'autre. Si dans l'univers classique, l'oeuvre prime l'interprète, comptant sur la diversité des interprétations pour assurer sa pérennisation, c'est le contraire en Variétés où c'est l'interprète qui importe. Une conséquence est un engouement pour des "tubes" éphémères qui suffisent à l'objectif d'une rentabilité immédiate.
  • L'accompagnement est le talon d'Achille des Variétés, souffrant la plupart du temps d'un traitement instrumental indigent ou d'un recours abusif à l'électronique.
  • Elles ignorent le principe du développement et de la variation, au sens classique du terme. Elles sont dès lors généralement condamnées à ne pas excéder une durée de quelques minutes au-delà de laquelle elles imploseraient, minées par les redites de l'alternance couplet-refrain.
  • Les musiciens actifs dans ce domaine sont issus de parcours divers. Certains ont fréquenté les écoles de musique sans nécessairement y trouver ce qu'ils attendaient. D'autres, doués pour le bricolage sur synthétiseur (Vangelis : Conquest of Paradise), se sont contentés du statut d'autodidacte. Peu professionnels au plan artistique, ils peuvent l'être au plan matériel, les plus chanceux (ou les mieux promus) parvenant à vivre, parfois très confortablement, de leur art(isanat).
Un rapport pernicieux à l'argent

Les (bonnes) Variétés constituent un délassement de qualité aussi longtemps qu'elles demeurent à l'écart d'un business lucratif dont les bénéficiaires ne sont pas toujours clairement identifiés. Un système opaque s'est effectivement mis en place, dont la préoccupation principale consiste à produire le plus d'airs à succès possibles en donnant l'illusion du renouvellement. Que ceux-ci soient éphémères n'a aucune importance puisque le but est précisément d'assurer une rentabilité immédiate et maximale.

Etonnamment, un certain public adhère, qui est prêt à débourser des centaines d'euros pour assister à la remontée sur scène (après 50 ans !) des Rolling Stones (A Bruxelles, pour juillet 2022, les tickets ont été proposés à la vente entre 184 à 1899 euros ! Espérons que les acheteurs ne défileront pas en rue pour protester contre la diminution de leur pouvoir d'achat !) et rappelons qu'un concert classique de qualité coûte dix fois moins cher, signe que mises à part certaines scènes d'opéra aux productions coûteuses, cet univers est bien moins dominé par l'argent.

De Monteverdi à Mozart, il n'a de fait jamais existé de rapport entre le confort de vie des artistes et l'importance de leur contribution à l'Art. Les Maîtres de Chapelle ou de Cour ont été appointés au même titre que les valets, les jardiniers ou les cuisiniers et leur train de vie n'a dépendu que des largesses de leurs protecteurs. Beethoven fut parmi les premiers à négocier ses oeuvres auprès d'éditeurs indépendants, y trouvant de quoi vivre décemment mais certainement pas de se payer un yacht de luxe ou un jet privé. Voici, avec les réserves qui s'imposent, une estimation des revenus actuarisés de quelques musiciens célèbres; ils sont sans commune mesure avec ceux des chanteurs à la mode actuels.

Que peu de génies du passé aient vécu confortablement de leurs oeuvres est certainement scandaleux mais cette précarité a souvent été le prix (qu'ils ont) payé pour trouver l'inspiration car l'artiste véritable crée par nécessité intérieure et non pour satisfaire un besoin de richesse extérieure.

Note. La plateforme de distribution numérique, Spotify, a estimé les droits d'auteurs auxquels quelques grands compositeurs auraient pu prétendre aux taux actuels d'écoute. Là où ils reposent en paix, Bach et Beethoven seront sans doute ravis d'apprendre qu'ils seraient plus riches qu'ils ne l'ont été ... et déçus qu'ils seraient largement devancés par The Beatles, Elvis Presley, Garth Brooks et un grand nombre d'artistes recensés par la Recording Industry Association of America. Aux États-Unis, certains compositeurs de musique de films peuvent gagner jusqu'à deux millions de dollars par oeuvre cinématographique.

Les ingrédients musicaux

La mélodie accompagnée

La mélodie est à la musique ce que le dessin est à la peinture et le sucre au goût. En flattant l'oreille, elle crée une dépendance dont il n'est pas si facile de se défaire. Pour être belle, il est admis qu'elle a intérêt à être longue, sinueuse et sans redite évidente afin de maintenir l'intérêt sans s'égarer dans la banalité.

L'accompagnement doit lui servir d'écrin et être digne d'elle, une recommandation qui remonte aux canons de l'esthétique baroque, parfaitement suivie dans cette Passacaglia della Vita de Stefano Landi (1587-1639).

L'époque romantique a naturellement cultivé la mélodie accompagnée grâce, en particulier, à quelques compositeurs doués pour cet exercice : Charles Gounod (Sérénade), Camille Saint-Saëns (Mon Coeur s'ouvre à ta Voix), Hector Berlioz (Le Spectre de la Rose), Reynaldo Hahn (A Chloris), Giaccomo Puccini (O Mio Babbino Caro) et Erich Korngold (Die tote Stadt, Duo ) ne sont que des exemples parmi tant d'autres, le sommet du genre ayant été atteint par Richard Strauss dans ses luxuriants lieder orchestraux (Im Abendrot).

L'univers classique abonde également en mélodies purement instrumentales, par exemple sous la plume d'Edward Elgar (Début de la Symphonie n°1, Variation Enigma n°9 Nimrod, Début du Concerto pour violoncelle). Mais les plus précieuses n'ont pas forcément été trempées dans le miel : la Symphonie n°7 d'Allan Pettersson propose un exemple bien plus subtil quoique difficilement chantable sous la douche . C'est aussi pour cela qu'on ne s'en lasse pas.

La mélodie est évidemment très présente dans le domaine des Variétés, moins bien habillée certes mais souvent bien balancée : Russians par Sting, Hey Rise up reprise par Andriy Khlyvnyuk & Pink Floyd en soutien à l'Ukraine, A whiter Shade of Pale reprise par Annie Lennox, Un jour un enfant par Frida Boccara, Komm Zurück Zu Mir ou Typisch Mann par Milva (Celle-ci a été écrite par Nicolas Payrac pour Gérard Lenorman qui en a fait un refrain à l'eau de rose, Ailleurs; comparez avec la superbe reprise de Milva qui est en permanence dans la respiration juste). Vous compléterez la liste des exemples mélodiques à votre guise en observant la pauvreté récurrente des accompagnements instrumentaux souvent rudimentaires voire négligents, faits de cordes grattées (de guitare) ou frottées doucereusement (de violons à l'unisson : Strangers In The Night par Frank Sinatra ou Les vieux Mariés par Michel Sardou). Mais il y a plus gênant.

Boîtes à rythmes, rythmes en boîtes

Les artistes de Variétés sont particulièrement satisfaits de leur gestion du rythme; c'est pourtant leur point faible, particulièrement lorsque se répand le martèlement d'un rythme binaire assommant (Voler de Nuit par Calogero). Réécoutez Milva dans Komm Zurück Zu Mir et expliquez-moi l'utilité de cette ponctuation envahissante qui dépare un morceau par ailleurs fort réussi. Faites-en l'expérience autour de vous, la plupart de nos contemporains ne remarquent pas l'omniprésence de ce rythme inutile, martelé par des boîtes électro qui offensent les lois les plus élémentaires de l'acoustique musicale : La Solitudine par Laura Pausini, Set Fire to the Rain par Adèle, The Wall par Pink Floyd ou Le Temps de l'Amour par Françoise Hardy et remixé au (mauvais) goût du jour. Pour en revenir à la métaphore culinaire, même quand on aime le ketchup, on n'est pas obligé d'en barbouiller son assiette à chaque repas !

Que l'on comprenne bien, la basse obstinée a été présente dès que la musique s'est partagée entre les registres vocaux et instrumentaux mais elle l'a fait avec délicatesse et raffinement, comme dans l'entrée progressive des instruments dans la Gallarda Napolitana d'Antonio Valente ou encore dans l'Air de Cour A la fin cette Bergère d'Antoine Boesset. Ce ne sont que des exemples à suivre et à adapter au goût du jour.

Le beau son contribue à la bonne musique

Que tout le monde ne vibre pas aux sons des mêmes musiques, rien de plus normal. Fatalement, certaines seront meilleures que d'autres mais est-ce si facile de distinguer une musique qui est bonne d'une autre qui le serait moins ? Bonne dans quel sens, au fait, fidèle au simple goût du jour ou prometteuse d'émotions durables ? Voilà qui renvoie à la métaphore culinaire.

Tous les cuisiniers vous le confirmeront, on rate rarement un plat lorsqu'on travaille de bons produits. A contrario, cuisiner savamment des produits médiocres n'aboutira à rien de probant. Il n'en va pas autrement en musique où le son est l'ingrédient essentiel.

Il a fallu 200 ans (1550-1750), de la (fin de la) Renaissance au Baroque, pour dégager les normes de qualité du son, tant du point de vue de la facture des instruments que de la manière de les accorder dans une pratique idéale :

  • La théorie des tempéraments inégaux, héritée des travaux de Gioseffo Zarlino, a été évoquée dans une chronique antérieure (Gammes et Tempéraments). Rappelons qu'il s'agissait en substance de concilier autant que possible la pureté des intervalles de quintes et de tierces, quitte à payer le prix d'une théorie musicale compliquée. L'adoption du tempérament égal (après 1800) a certes contribué à simplifier celle-ci mais elle a aussi sacrifié la pureté des intervalles désormais formatés en tons et demi-tons. Les oenologues se plaignent d'une dérive similaire où les nuances de terroirs ont tendance à disparaître, gommées par un traitement rationalisé mais uniformisé des procédés de vinification au service d'un goût reproductible et standardisé.
  • La facture des instruments de musique a connu son âge d'or à la même époque avec les perfectionnements des luths, violes et clavecins. Ces instruments élitistes ont disparu de la pratique courante lors des turbulences liées à la Révolution française mais on les redécouvre aujourd'hui grâce au travail d'artisans capables d'en réaliser des copies d'excellente facture. L'un des secrets du Baroque musical, favorisé il est vrai par le côté intimiste des auditoires restreints de l'époque, a été de privilégier le timbre plutôt que l'intensité du son. La chaîne Arte TV a diffusé récemment un documentaire intitulé Jordi Savall, un musicien pour l'Europe (Disponible librement à cette adresse jusqu'en mars 2023), où le musicien catalan explique et illustre les vertus de l'écoute baroque sur l'exemple de la viole de gambe, sans doute le plus bel instrument à cordes frottées. Avec sa caisse de résonance à fond plat, elle ne peut supporter une forte tension des cordes (en boyaux) et dès lors elle ne délivre pas un son aussi puissant que ne le fera ultérieurement le violoncelle à fond bombé. Mais cet inconvénient est plus que largement compensé par une richesse harmonique incomparable, nettement audible dans ces oeuvres de Marin Marais : Les Voix humaines (en 02:15) ou Les Folies d'Espagne (en 07:14). Ce documentaire devrait être montré à tous les écoliers en manque notoire d'éducation musicale depuis la disparition des cours de musique. N'est-ce pas ce que l'on fait déjà dans les cantines scolaires, pour former leur goût alimentaire ?
Les Voix humaines (Jordi Savall)
L'exemple des cordes pincées
Lyre antique
Lyre antique

Les instruments à cordes pincées s'imposent depuis l'Antiquité comme l'autre idéal de perfection sonore. De la lyre dont jouait Orphée, nous ne savons pas grand-chose car l'instrument a disparu depuis longtemps de la pratique courante. Les représentations parvenues jusqu'à nous montrent un instrument rudimentaire comportant de 5 à 8 cordes de longueurs quasiment égales, accrochées à une caisse de résonance trop étroite pour permettre un son ample et varié. Il n'a de (ce) fait servi qu'à l'accompagnement vocal. Vers la fin du Moyen-Age, la harpe (médiévale) en a repris quelques caractéristiques en les améliorant mais il a fallu attendre la Renaissance pour que les meilleurs luthiers diversifient la famille des instruments à cordes pincées.

  • Harpe baroque
    Les instruments regroupés sous l'appellation générique de harpe se distinguent par une forme triangulaire adaptée à une inégalité des longueurs des cordes. En progrès constants, les modèles Renaissance et Baroque ont été en mesure de produire des sonorités de plus en plus subtiles. Deux enregistrements du Harp Consort d'Andrew Lawrence-King, un spécialiste des harpes anciennes, en administrent la preuve par l'exemple : Caroland's Harp (Harpe irlandaise) et Spanish Dances (Zarambeques, pour Harpe espagnole et archiluth). Les amateurs de harpe gaélique apprécieront également le bel enregistrement des Musiciens de Saint Julien, paru chez Alpha (The High Road to Kilkenny).
  • Luth à 8 Choeurs
    Le luth, dérivé de l'oud arabe, a été un instrument phare de la Renaissance jusqu'à la mort de Bach. Il a été perfectionné au cours des décennies, évoluant en particulier de 6 à 13 choeurs (8 dans l'illustration ci-contre; les choeurs assemblent 2 cordes à l'unisson, parfois à l'octave). Les compositeurs de l'époque élisabéthaine ont beaucoup écrit pour cet instrument (John Dowland, Anthony Holborne, Thomas Morley, ...) mais c'est sur le continent que la production s'est diversifiée grâce à des musiciens parfois peu connus, Ennemond Gaultier (1575-1651) (Suite en ré mineur, par Hopkinson Smith), Nicolas Vallet (1583-1642) (Le Secret des Muses, par Paul O'Dette), Johannes Hieronymus Kapsberger (1580-1651) (Tablatures : Livre IV, par Rolf Lislevand), Silvius Leopold Weiss (1687-1750) (Suite n°1 en fa majeur, par Michel Cardin), David Kellner (1670-1748) (Chaconne en la majeur, par Jose Miguel Moreno), jusqu'à l'incontournable J-S Bach (Sonates & Partitas, par Hopkinson Smith).
  • Théorbe
    Dans la famille du luth, on trouve une classe d'instruments que l'on rassemble habituellement sous l'appellation générique "archiluth". Ils sont immédiatement reconnaissables par leur grande taille due à la présence d'un second chevillier relié à de longues cordes additionnelles. Le théorbe romain (ou chitarrone, cf cette étude de Robert Spencer) est l'exemple-type, composé de deux jeux de cordes aux fonctions très différentes : 1) le petit jeu (à droite sur la figure ci-contre) comporte habituellement 6 cordes enjambant la touche, ce qui permet de choisir les notes par simple pression du doigt de la main gauche (notez l'accord dit rentrant des dernières cordes qui permet de jouer des notes conjointes sur plusieurs cordes) et 2) le grand jeu (à gauche) apporte huit cordes supplémentaires (simples ou doubles) ne pouvant vibrer qu'à vide du fait qu'elles ignorent la touche. Il n'est pas nécessaire d'entrer dans ces subtilités pour apprécier le son profond et chaud que cet instrument délivre, enrichi, en particulier, par la vibration sympathique des cordes du grand jeu. C'est Robert de Visée (1650-1733) qui a composé les plus belles pages pour cet instrument dont quelques tubes d'époque maintes fois enregistrés : Chaconnes en sol majeur (Comparez les interprétations de Xavier Díaz-Latorre et Francisco López) et en la mineur (Faites de même avec Francisco López et Klaudyna Żołnierek). Les suggestions de comparaisons sont là pour vous rappeler que, dans ce genre de musique, l'instrument compte autant que l'habileté de celui qui en joue (Cf également cette interview du luthiste Thomas Dunford).
  • Angélique
    Il existe des variantes rares de théorbes (Tiorbino, Théorbe padouan, ...) et l'une d'elles, l'Angélique à 16 (ou 17) cordes, n'a pas connu les honneurs qu'elle aurait mérités. Les poètes aimeraient que son nom dérive de la pureté de sa sonorité mais les historiens pensent qu'il est emprunté à celui de son inventrice supposée, Angélique Paulet, active sous le règne de Louis XIII. C'est un théorbe arrangé (Petit jeu à 10 cordes et grand jeu à 6 ou 7 cordes) servant à l'accompagnement vocal. L'angélique tire sa sonorité incomparable de la grande résonance des cordes additionnelles. Sa relative inertie dynamique fait qu'elle ne convient idéalement qu'aux musiques graves et lentes : Michel de Béthune (né en 1607) fut l'un des rares compositeurs à s'être penché sur les possibilités de ce merveilleux instrument (Suite en ut majeur, par José Miguel Moreno). Le torban ukrainien est un lointain descendant de l'angélique.
  • Psaltérion
    Le Psaltérion et le proche Tympanon sont des instruments médiévaux tous deux dérivés de l'ancienne cithare. Ils sont constitués d'un cadre horizontal supportant la tension des cordes (initialement en boyaux ensuite plus judicieusement en métal). Ils ont été perfectionnés à la Renaissance, atteignant un raffinement extrême. Ils se jouent avec les doigts, un plectre voire un petit marteau, ce qui en fait les ancêtres du clavecin. Ils sont de fait tombés en désuétude lorsque ce dernier a pris la relève. C'est un instrument raffiné que la discrétion du son émis a généralement cantonné dans l'accompagnement comme dans cette Passaglia della Vita de Stefano Landi (1587-1639) (Contre-exemple : revoici Margit Übellacker en soliste dans une Sonate tardive de Pietro Beretti (1705-1751)). Le Cybalum, populaire en Europe centrale (Tradition tzigane dans l'exemple proposé), descend du psaltérion.
  • Clavecin
    Le Clavecin, instrument-roi de la période baroque, est dérivé du psaltérion par adjonction d'un clavier actionnant des plectres. Il a fait l'objet de deux chroniques antérieures, L'école française de clavecin et Les 27 Ordres de François Couperin, auxquelles le lecteur est invité à se reporter afin de se remémorer qu'au plan acoustique, les meilleurs compositeurs furent français et les meilleurs facteurs furent flamands. Ensemble ils ont contribué à un art d'un raffinement extrême qui n'a guère été surpassé (Reportez-vous aux interprétations de Blandine Verlet dans Jacques Duphly, Laurence Cummings dans Louis Couperin, Michael Borgstede dans François Couperin, et tant d'autres ...). Mentionnons encore une curiosité, le luth-clavecin (Lauten Werck), un instrument hybride dont on possède des descriptions suffisamment précises pour être reconstitué : un clavier actionne des plectres qui pincent des cordes, la plupart en boyau, qui résonnent comme celles d'un théorbe. Bach en possédait deux pour lesquels il a composé quelques pièces originales ou transcrites, décoiffant !

Les instruments évoqués, qui comptent pourtant parmi les plus précieux de l'instrumentarium occidental, n'ont pas survécu aux ravages de la Révolution de 1789, notoirement allergique aux fastes de l'Ancien Régime. Ils ont été progressivement remplacés par des instruments plus puissants, hélas formatés au tempérament égal, définitivement acquis à partir de 1820. On peut y voir, au choix, une source de progrès technologique ou les premières manifestations d'un appauvrissement de la perception acoustique. Même la prometteuse Guitare baroque a progressivement perdu le charme des sonorités subtiles, ne conservant dans le meilleur des cas que l'attrait pour la virtuosité hispanisante et dans le plus mauvais celui pour l'amplification électrique.

Le principe des cordes pincées est également présent dans plusieurs traditions lointaines dont certaines proposent des instruments d'excellente facture :

- En Afrique, le Kora malien est typique de la tradition Griot, brillamment défendue par les cousins, Mamadou Diabaté et Toumani Diabaté, ainsi que par Ballaké Sissoko.

- Au Japon, c'est le Koto à 25 cordes qui tient la vedette dans cette pièce (très) élaborée à l'occidentale d'Akira Ifukube (Kugo Ka), tandis qu'en Chine, les guzheng et gukin demeurent fidèles au pentatonisme traditionnel.

- Le cas de l'Inde est particulier : il y existe une tradition savante basée sur une déclinaison du Râga (modes et rythmes) et confiée au sitar, un instrument complexe apparenté au luth. Bien qu'il soit muni d'une caisse de résonance naturelle en calebasse, la pratique de concert en maquille la sonorité en recourant à une amplification indirecte par pose de microphones, comme dans cette "performance" du Maître Ravi Shankar et de sa fille Anoushka.

Sitar, Koto et Kora
Sitar indien, Koto japonais et Kora malien

Quel que soit le répertoire musical que l'on affectionne, il est inconcevable de demeurer indifférent à la qualité du son produit. C'est un devoir d'éducation de sensibiliser la jeune génération à l'écoute acoustique, seule capable de guider leurs pas vers les musiques savantes ou populaires de qualité. Car pour les autres, de simple divertissement, point n'est besoin de les initier et encore moins de les contraindre, ils trouveront facilement leur chemin sans que personne ne les guide.