Genres musicaux

Musique et Poésie : II. La Mélodie française

Le Lied austro-allemand s'est imposé quasiment sans rival en Europe jusqu'en 1850 environ. Après cette date, le développement des écoles nationales a élargi la perspective en cultivant le retour aux sources populaires locales. La France que la Révolution de 1789 avait plongée dans une torpeur musicale certaine s'est alors réveillée, participant au mouvement général et surtout y ajoutant une dimension plus sensible que partout ailleurs. Elle a, en particulier, visé un allégement de la ligne mélodique susceptible de lui conférer un style propre "estampillé français" fait de distinction naturelle et de charme discret. Dans les faits, on ne peut exclure une réaction, d'abord à l'emprise d'un chant italien de plus en plus exubérant, ensuite au wagnérisme envahissant voire, plus généralement, une intention patriotique consécutive au conflit mal digéré de 1870.

La Mélodie française peut se réclamer d'ancêtres de valeur : à la Renaissance, de nombreuses Chansons populaires d'autrefois, à l'ère baroque de nobles Airs de Cour et dans une (bien) moindre mesure, à la période classique, un lot de romances où la musique n'a souvent servi que d'accompagnement banal pour des paroles qui l'étaient à peine moins (Pour les amateurs nostalgiques, "Plaisir d'Amour", romance composée en 1784 par Jean-Paul-Égide Martini sur des paroles du non moins obscur Jean-Pierre Claris de Florian, a été reprise un nombre incalculable de fois par des interprètes appartenant à tous les univers musicaux, tels Yvonne Printemps, Tino Rossi, Joan Baez, Marianne Faithfull, Nana Mouskouri, Eddy Mitchell, ... , mais aussi Beniamino Gigli, Fritz Wunderlich, Elisabeth Schwarzkopf, Barbara Hendricks, etc.

Dans l'autre sens, elle a inspiré l'émergence de la "bonne" Chanson française où il n'est pas rare de retrouver un même poème recomposé selon le goût du jour. Ainsi les vers de "Chanson", Poème XXIII extrait des Contemplations de Victor Hugo, mis en musique par Camille Saint-Saëns sous le titre modifié "Si vous n'avez rien à me dire" (Interprété ici par José van Dam), ont réinspiré l'auteur-compositeur (de Variété) Bertrand Pierre qui a tardivement trouvé en Françoise Hardy son interprète sobrement idéale.

Les vocables "Lied" et "Mélodie" étant fondamentalement ambigus, on utilise ci-après la majuscule pour désigner le genre musical, réservant la minuscule au chant proprement dit.

L'histoire de la mélodie française

La Mélodie française doit beaucoup au génie novateur d'Hector Berlioz (1803-1869). Ce musicien a démontré dès ses jeunes années qu'il possédait un vrai don mélodique (La belle Voyageuse, La Captive, Petit Oiseau). Son grand chef-d'oeuvre demeure cependant pour l'éternité le cycle des Nuits d'Eté, opus 7 (1841), sur 6 poèmes de Théophile Gautier. Il faut chercher un peu pour trouver un enregistrement de la version pianistique primitive de ce cycle tant il est vrai qu'au concert, elle a été supplantée par celle orchestrée par Berlioz en personne (Nuits d'été, 1856, sans doute au bilan l'authentique acte de baptême sinon de naissance du Lied orchestral).

L'oeuvre a été enregistrée un nombre incalculable de fois par divers types de voix surtout féminines (soprano, mezzo voire alto), lyrisme capiteux oblige : comparez par exemple les performances de Janet Baker, Régine Crespin et Anne Sofie von Otter. Les bonnes interprétations masculines sont plus rares, généralement confiées aux voix de baryton (José van Dam et Philippe Degout).

Autour de Berlioz, ont voleté le protégé Félicien David (1810-1876, 23 Mélodies bien balancées) et le protecteur Franz Liszt qui, lors de sa fréquentation des salons parisiens, a composé plusieurs Mélodies sur des Poèmes d'auteurs français (Comment disaient-ils ?, Oh, quand je dors, S'il est un charmant Gazon).

Cependant la Mélodie "idiomatiquement" française s'est construite ultérieurement dans le respect d'un ensemble de critères privilégiant le sens de la mesure, le raffinement sonore, la distinction naturelle et par-dessus tout l'intelligibilité du texte. Elle s'est partagée entre plusieurs courants rencontrant l'une et/ou l'autre de ces exigences :

  • Au 19ème siècle, un fort contingent de compositeurs français s'est embarqué plus ou moins (in)volontairement dans le projet de forger un opéra spécifiquement national capable de rivaliser avec les concurrents européens les mieux actifs (Allemagne, Autriche, Italie, Russie, Tchéquie, ...). Etant présumés experts en écriture mélodique, ils ont également cultivé la Mélodie pour elle-même, empruntant souvent les textes à Victor Hugo : Charles Gounod (1818-1893, Sérénade, Le Soir, Prière, Au Rossignol, L'Absent), Edouard Lalo (1823-1892, 6 Mélodies opus 17), Camille Saint-Saëns (1835-1891, 6 Mélodies persanes), Léo Delibes (1836-1891, Les Filles de Cadix), George Bizet (1838-1875, 16 mélodies), Jules Massenet (1842-1912, Elégie, Nuit d'Espagne ou encore ces Mélodies orchestrales bien écrites mais pas vraiment en avance sur leur temps). Bien que ces Mélodies aient reçu un accueil favorable auprès de tous les publics, elles ne constituent pas la meilleure part d'un genre encore à la recherche de sa véritable spécificité.
  • La grande école mélodique française est de fait née de l'initiative de musiciens affranchis des contraintes de l'opéra, délaissant l'air de bravoure pour un chant raffiné et distingué. Deux musiciens aux destins fort différents, Fauré et Duparc, ont incarné ce nouvel idéal, portant la Mélodie française à des sommets inégalés.
    La plupart des Mélodies de Gabriel Fauré (1845-1924) sont assemblées au sein de cycles présentant un nombre variable d'items et vous n'aurez que l'embarras du choix car tout est beau chez ce musicien on ne peut plus raffiné (5 Mélodies de Venise, L'Horizon chimérique, Mirages, La bonne Chanson, La Chanson d'Eve et Jardin clos et ne manquez pas les bijoux que sont Après un Rêve, Clair de Lune et En Sourdine). Deux intégrales sont parues chez Signum (ma préférée) et chez Hyperion, les interprètes sont anglais(es) et ils sont très bons.
    L'oeuvre d'Henri Duparc (1848-1933) est encore plus altière mais aussi hélas confidentielle : atteint par une maladie neurologique invalidante, ce merveilleux musicien a abandonné prématurément la composition, en 1885, ne laissant à la postérité que 17 Mélodies de haute tenue (plus quelques oeuvres éparses qu'il a jugées dignes de ne pas être détruites). Il est piquant de constater que cet adepte du wagnérisme à une époque où, en France, cela ne s'affichait qu'à moitié a réussi à composer l'ensemble le plus résolument français de toutes la littérature musicale. Ecoutez religieusement les florilèges sélectionnés par Gérard Souzay ou par Bernard Kruysen parmi les 16 Mélodies qui nous sont parvenues (La Fuite est en fait un Duo pour soprano & ténor). Duparc en a personnellement orchestré 8 qui comptent parmi les fleurons de la Mélodie orchestrale (L'Invitation au voyage, Extase, Le Manoir de Rosemonde, Chanson triste, Phydilé, Au pays où se fait la guerre, La Vague et la Cloche et Testament).
    Fauré, souvent inspiré par Verlaine, et Duparc, par Baudelaire, ont montré une voie exigeante pour quantité de disciples plus ou moins inspirés : Benjamin Godard (1849-1895, Je ne veux pas d'autres choses), Fernand de la Tombelle (1854-1928, Il me l'a dit), Ernest Chausson (1855-1919, Le Temps des Lilas et le fameux Poème de l'Amour et de la Mer), Guy Ropartz (1864-1955, Tendrement enlacés), Albéric Magnard (1865-1914, 6 Poèmes opus 3), Charles Koechlin (1867-1950, 3 Mélodies opus 17), Jean Cras (1879-1932, L'Offrande lyrique), le seul élève de Duparc, et Louis Durey (1888-1979, Le Bestiaire).
    Enfin il convient de célébrer différemment deux génies qui ont frotté la mélodie à la modernité naissante. Claude Debussy (1862-1918) n'a pas brillé autant qu'on aurait pu l'espérer, ne parvenant pas à tirer de la voix les sortilèges qu'il avait produits en musique instrumentale (18 Mélodies choisies, 3 Ballades de François Villon). Maurice Ravel (1875-1937) a été bien plus heureux dans quelques cycles de haute tenue : Shéhérazade, adorables 5 Chansons grecques, Chansons madécasses et l'oeuvre ultime, Don Quichotte à Dulcinée (Une Intégrale est disponible chez Brillant).
  • Quelques musiciens ont pratiqué un art faussement léger évitant le piège de la romance de salon, d'Emmanuel Chabrier (1841-1894, 12 Mélodies sentimentales ou réjouissantes) à Francis Poulenc (1899-1963, Les Chemins de l'Amour, Intégrale parue chez Hyperion en 4 CD) en passant par Erik Satie (1866-1925, inénarrable pochade Je te veux). Cependant le maître de ce genre faussement mineur demeure le franco-vénézuélien Reynaldo Hahn (1874-1947, 24 Mélodies à découvrir d'urgence dont L'Heure exquise et Paysage triste. Cf aussi cette sélection de 20 mélodies 1-10 & 11-20). Une intégrale en 4 CD, due au baryton Tassis Christoyannis et au pianiste Jeff Cohen, est parue chez Bru Zane mais elle manque la fluidité indispensable.

De nombreuses musiciennes ont cultivé la mélodie avec talent, charme et sensibilité : Pauline Viardot (1821-1910, 10 Mélodies à découvrir absolument avec en prime une surprise en 6:29 !), Mel Bonis (1858-1937, Allons prier), Augusta Holmes (1847-1903, Souvenir), Cécile Chaminade (1857-1944, La Lune paresseuse, une belle Mélodie parmi 150 composées !) et Lili Boulanger (1893-1918, 4 Mélodies).

Sans surprise, l'irruption de la modernité radicale en plein 20ème siècle a compromis le statut de la Mélodie comme vecteur des émotions. Même l'intelligibilité des textes s'est trouvée trahie par une ligne musicale affectée par des écarts de notes importuns. Quelques musiciens ont fait de leur mieux pour maintenir un cap qui se dérobait pourtant inexorablement à leurs oreilles : Edgard Varèse (1883-1965, Offrandes), André Jolivet (1905-1974, 3 Complaintes du Soldat vaincu), Olivier Messiaen (1908-1992, Poèmes pour Mi) et Henri Dutilleux (1916-2013, 4 Mélodies, Le temps de l'Horloge, Correspondances) sont quelques exemples fameux qui ont sauvé les meubles chacun à leur façon, à vous de juger.

Les interprètes

L'intelligibilité du texte, si essentielle à la mélodie française, a été cultivée par quelques interprètes iconiques. Sans remonter au Déluge, époque à laquelle les enregistrements étaient de qualité médiocre, la grande tradition française a été incarnée à son meilleur niveau par deux interprètes d'exception, la soprano Régine Crespin (1927-2007, Après un Rêve, Clair de Lune, Sheherazade et l'une des plus belles interprétations des Nuits d'été) et le baryton Gérard Souzay (1918-2004, Florilège).

Regine Crespin
Régine Crespin
Gerard Souzay
Gérard Souzay

Actuellement, vous trouverez difficilement mieux que les enregistrements de Véronique Gens, par exemple ce merveilleux CD Chausson-Duparc-Hahn, paru chez Alpha, mais il en existe d'autres parus chez Alpha et chez Erato. J'aime aussi la façon dont Julie Fuchs chante Poulenc (Aux Officiers de la garde blanche).

Mélodies de Reynaldo Hahn
Mélodies de Chausson-Duparc-Hahn

Etrangement, les interprètes français n'ont pas été aussi nombreux qu'on l'aurait espéré, au point de se laisser concurrencer par nombre d'étrangers parfaitement entraînés aux subtilités d'une langue pourtant réputée difficile. Dès les années 1930, le baryton suisse Charles Panzéra avait montré la voie (L'Horizon chimérique). Quelques décennies plus tard, ce fut au tour du belge José Van Dam (Florilège) mais qui connaît son compatriote Jan Van der Crabben qui chante pourtant En Sourdine ou Tristesse comme personne, sans forcer une voix opportunément dolente. Ajoutons que nombre d'interprètes anglaises (Janet Baker dans Mai opus 1/2 de Fauré ou Felicity Lott dans La courte Paille de Poulenc) ou américaines (Susan Graham dans Chausson, Jessie Norman idem et Renée Fleming dans Messiaen) ne leur cèdent en rien, diction comprise !

Note. L'Académie Francis Poulenc, installée depuis 1977 à Tours dans le Val de Marne, se consacre à l'exploration systématique du répertoire de la Mélodie française. Plus de 30000 partitions ont déjà été répertoriées et l'on se doute que toutes ne sont pas de qualité équivalente. L'idéal pour en juger serait qu'elles puissent être défendues par des voix dignes d'elles. Pour tendre vers cet objectif, l'Académie a créé un Centre de formation pour de jeunes interprètes venus du monde entier. Ceux-ci ont l'occasion de faire valoir leur travail d'exhumation lors des séances annuelles du "Printemps de la Mélodie". Vous pouvez vous faire une idée de la qualité du travail accompli en visionnant l'un des concerts de l'édition 2021 où le genre du "Bestiaire" était à l'honneur, un hommage évident à Francis Poulenc qui l'a effectivement cultivé (Journées 1, 2, 3).